Adaptation des livres à succès de Julia Quinn (publiés entre 2010 et 2016), la romance La Chronique des Bridgerton nous plonge dans la haute société londonienne des années 1800, alors que Daphné Bridgerton (Phoebe Dynevor) effectue ses premiers pas dans les bals de débutantes. Issue d’une famille riche et respectée, la jouvencelle rêve du grand amour. Elle le trouvera peut-être en la personne d’un nouveau venu, le séduisant et rebelle duc d’Hastings (Regé-Jean Page). Pendant que les deux se livrent à un jeu du chat et de la souris digne d’un reboot d’Orgueil & Préjugés, la mystérieuse Lady Whistledown (doublée par Julie Andrews) dévoile les derniers potins dans son scandaleux journal… que tout le monde lit évidemment.
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Avec une histoire pareille, impossible de ne pas penser à de précédents succès dans le genre romance d’époque : un peu (beaucoup) de Jane Austen par là, de Downton Abbey par ici, et une pointe de Gossip Girl pour rendre le tout plus moderne. Ajoutez-y le choix d’un casting colorblind* – dans le monde de Bridgerton, l’amour du Roi pour une femme noire a eu raison du racisme systémique du 19e siècle, c’est beau ! – et vous obtenez, selon le communiqué de Netflix en tout cas, “une série romantique, piquante et irrévérencieuse”.
Ces influences transpirent effectivement dès les premiers épisodes pas déplaisants à regarder mais plutôt brouillons. Comme nombre de fictions produites par Netflix, Bridgerton sent très fort la série à algorithmes. Un peu comme pour les séries de networks, désormais, il existe des séries clairement formatées Netflix (dont la récente Tiny Pretty Things) et parmi elles, des plus ou moins réussies. Ici, on ne sait pas quel ton veut donner Chris Van Dusen, scénariste du Shondaland (sur Grey’s Anatomy et Private Practice) à son show, lui qui a le privilège de lancer la première œuvre produite par Shonda Rhimes pour Netflix**. Mais jusqu’ici, tout va bien. Les scènes de bal sont agréables à regarder, l’humour est de mise, la Reine prend de la coke de façon casual, et une possible histoire queer se profile… Si on aurait préféré une héroïne moins conventionnelle, des personnages masculins secondaires moins stéréotypés, on se laisse tenter par la suite, un chocolat chaud dans la main, un bonbon nounours dans l’autre.
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Il a bon dos l’amour
Le milieu de la saison amorce malheureusement un tournant pour le pire. Soudain tout s’accélère et prend une tournure conservatrice et carrément problématique. Le doux (et un peu tarte, il faut l’avouer) personnage de Daphné devient toxique. Mariée au duc, elle apprend qu’il ne veut pas d’enfant et lui a menti sur son infertilité. Pour lui faire comprendre qu’elle sait et pour lui apprendre la vie, voilà qu’elle le force au milieu de leurs ébats à éjaculer en elle, dans une scène de l’épisode 6 qui n’est ni plus ni moins qu’un viol (imaginez les rôles inversés). Il lui demande clairement d’arrêter, elle continue, piétinant son consentement. Non seulement cette scène ne sera pas mentionnée plus tard et Simon ne semble pas traumatisé outre-mesure, mais en plus, l’écriture nous demande d’être du côté de Daphné. Car voyez-vous, son mari ne veut pas d’enfant, forcément pour de mauvaises raisons… Et en fait, il en veut !
“Toxic Daphné” va donc fouiller dans ses affaires (elle n’est plus à une violation de son intimité près) et entreprend de lui faire entendre raison, quitte à être lourde, très lourde. Alors que les deux époux évoluent en société, Simon se trouve en présence d’enfants. Plus tard, Daphné lui susurre à l’oreille : “Tu es fait pour être père”. Encore une fois, imaginez deux secondes l’inverse ! Tout est bien qui finit bien : après un bal pluvieux, une Daphné qui tourbillonne la bouche entrouverte sous la pluie (je ne délire pas, c’est une vraie scène), prête à accueillir l’amour avec un grand A, le duc doit se rendre à l’évidence, il l’aime et il va lui donner un héritier. Rien ne va dans cette fin de saison.
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Le fait que le personnage masculin soit noir pose question : cet arc narratif aurait-il vu le jour de la même façon si Simon avait été un personnage blanc ? Rien n’est moins sûr : le corps du duc est bien plus sexualisé que ceux de ses camarades masculins blancs dans la série. Et il se retrouve malmené par une femme blanche qui semble, pour on ne sait quelle raison (le passé esclavagiste que la série ne veut pas aborder peut-être ?) dominer son mari. Le joli vernis colorblind s’effrite. Cette bonne idée de base (laisser plus de place aux personnages racisés et les mettre sur un pied d’égalité avec les personnages blancs) est assez mal réalisée. À y regarder de plus près, excepté le duc, les personnages racisés ne bénéficient pas de développements narratifs très poussés (les familles blanches Bridgerton et Featherington prennent beaucoup de place) et s’avèrent moins nombreux que les protagonistes blancs.
La forte tête Marina (Ruby Barker), jeune femme noire enceinte, n’arrive pas à avorter et doit se résoudre à se marier pour les convenances avec le frère de son défunt amour. L’histoire d’amitié intéressante entre le duc et Will (Martins Imhangbe) se résume à un concours de virilité et des scènes de boxe. Il nous faut plus de Queen Charlotte (Golda Rosheuvel), personnage plutôt réussi mais pas assez creusé. Et Lady Danbury (Adjoa Andoh) la tante très cool du duc, ne vit, elle, que pour conseiller et aider son neveu, se retirant au passage tout le bénéfice de l’avoir éduqué en un dialogue (“il ne doit son triomphe qu’à lui-même !” précise-t-elle à Daphné).
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La modernité qui frappait à la porte de Bridgerton au début de la saison s’est complètement fait la malle. Même Eloïse (Claudia Jessie), le personnage ouvertement féministe de la bande, alter ego de Jo dans Les quatre filles du Docteur March, se retrouve à effectuer ses premiers pas dans les bals de débutantes et ne fait plus référence à son envie d’aller à l’université, ou à sa conscience d’évoluer dans un monde patriarcal. Un temps possiblement gay, l’un des frères Brigerton est en réalité épris d’une roturière. Queerbaiting (le fait d’écrire des intrigues qui laissent la porte ouverte à une romance gay mais celle-ci ne vient au final jamais sur un écran) quand tu nous tiens. Ainsi, les personnages censés être les plus subversifs choisissent d’avoir des aventures avec des femmes bourgeoises (l’écriture nous fait croire qu’elles sont pauvres, or elles évoluent dans les mondes de la mode et de la culture).
Mais n’oublions pas l’essentiel : le plus important dans cette histoire, c’est l’AMOUR, voyez-vous. Et le mariage, et les enfants qui vont avec. Ce qui avait commencé comme une gourmandise légère se termine en ode au mariage hétérosexuel et reproductif. L’amour romantique y est brandi avec autant de ferveur qu’une religion, et sans plus de second degré possible. Dans le genre série d’époque inclusive et piquante, qui renverse les perspectives et place aussi les sentiments (car ce n’est pas sale) au cœur de ses intrigues, on préférera donc des productions récentes comme Dickinson sur Apple TV+ ou Gentleman Jack sur HBO. Prometteuse sur le papier, Bridgerton semble, elle, avoir été écrite au début des années 2000. En un mot, elle n’appartient ni à l’époque décrite, ni à celle où elle a été écrite.
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*La série prend le parti de mettre en scène personnages noirs et blancs sur un (apparent) pied d’égalité.
** À l’instar de Ryan Murphy, la super-productrice a conclu un deal avec la plateforme sur plusieurs années.
Composée de huit épisodes, la première saison des Chroniques de Bridgerton est disponible sur Netflix depuis le 25 décembre.