2016. La saison 3 de BoJack Horseman débarque sur Netflix. Todd Chavez, personnage secondaire, meilleur ami parasite du cheval star rencontre des difficultés dans sa vie amoureuse. Malgré la joie que suscitent les retrouvailles avec Emily, sa petite amie du lycée, il fait tout pour éviter les moments d’intimité avec elle. Face à son attitude, elle finit par l’interroger sur son orientation sexuelle, invoquant sa potentielle homosexualité. Quelque peu démuni, Todd lui répond alors : “Je ne pense pas l’être [gay] mais je ne pense pas être hétéro non plus. Je ne sais pas ce que je suis, je pense que je ne suis peut-être rien“. Un dialogue qui marquera le début de la réflexion de Todd autour de son asexualité.
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Le développement de cet arc narratif dans l’évolution du jeune homme constitue un tournant dans le paysage audiovisuel. En 2017, le rapport annuel “Where we are on TV” du GLAAD (Gay & Lesbian Alliance Against Defamation), ayant pour objectif de rendre compte du nombre de personnages LGBTQ+ dans les séries américaines, annonce qu’il s’agit d’une nouveauté. Pour la première fois de son existence, le rapport compte des personnages asexuels : Raphael Santiago de Shadowhunters et Todd Chavez de BoJack Horseman. Au-delà de la nouveauté, il s’agit surtout d’une exception puisque aucun nouveau personnage asexuel n’a été référencé par le GLAAD jusqu’en 2021. Un triste constat qui souligne le manque de représentation des personnes asexuelles dans les séries. “Alors que ces identités ont été dépeintes à l’écran précédemment, ces personnages ont souvent été relégués à des épisodes uniques, ce qui ne permettait pas une exploration nuancée“, explique l’organisation.
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Invisibilisation et stéréotypes
Selon Aven (réseaux sur la visibilité et l’éducation asexuelle référence en la matière), une personne asexuelle, nommée aussi “ace”, est une personne qui ne ressent pas d’attirance sexuelle, à l’inverse des personnes allosexuelles. L’asexualité est une orientation sexuelle et une identité queer à part entière. Elle est intrinsèque à l’individu et ne peut être assimilée à un choix. Loin d’être figé, le spectre de l’asexualité est large et comprend de nombreuses nuances (aromatiques, demisexuels ou gray asexuels …). Les recherches sur ce sujet restent limitées mais on estime que les personnes asexuelles représentent 1 % de la population.
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À l’image de la méconnaissance globale qui caractérise la perception de cette orientation sexuelle, sa représentation dans les séries (et la pop culture de façon générale) demeure très limitée. Effacés des récits, les protagonistes asexuels n’existent quasiment pas. Quand certains pourraient prétendre appartenir à la communauté ace par leur manque d’attitudes romantiques ou d’intérêt pour le sexe (Sherlock Holmes ou Daryl Dixon à titre d’exemple), ils ne sont pas ouvertement identifiés comme tels par les auteurs, qui balayent même parfois cette idée avec mépris. C’est ainsi qu’en 2012, Steven Moffat, un des créateurs de Sherlock expliquait que “s’il (Sherlock) était asexuel, il n’y aurait pas de tension, pas de fun là-dedans. (Sherlock) est quelqu’un qui s’abstient, qui est intéressant.” Plus récemment, Jughead Jones, personnage d’Archie Comics, explicitement asexuel, a vu son identité ace passée à la trappe dans son adaptation en série, Riverdale.
Ce raisonnement considérant les identités aces comme moins attractives est le fruit d’une culture du “sexe obligatoire” comme l’explique la journaliste Angela Chen dans son livre Ace: What Asexuality Reveals About Desire, Society, and the Meaning of Sex. En créant une hiérarchie de l’amour, dans laquelle les rapports amoureux sont considérés comme supérieurs, les autres formes de liens platoniques, comme l’amitié, sont souvent dévalués. C’est notamment le cas dans les fictions où les intrigues amoureuses et/ou sexuelles pèsent lourdement dans les trajectoires des personnages. S’il est acquis que tout le monde souhaite avoir des relations sexuelles (hétéro ou non), il est peu étonnant de voir que les personnages qui échappent à ce schéma sont déshumanisés, représentés comme froids et robotiques à l’image des protagonistes de Doctor Who, Dexter ou encore Sherlock.
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Cette méconnaissance conduit aussi à représenter l’asexualité comme un dysfonctionnement passager, quelque chose qui peut être réparé. À ce sujet, un épisode de Dr. House est particulièrement cité. Sorti en 2012, “Oubli de soi” (S08E09) met en scène un couple asexuel consultant le Docteur Wilson. Après avoir nié leur récit, Gregory House prouve que l’absence de désir du mari est liée à une tumeur et non à son orientation sexuelle. Si le show Siren mettant en scène une équipe de secouristes a quant à lui été salué pour l’introduction d’un personnage récurrent asexuel, son développement fut tout aussi problématique. Durant ses deux saisons, l’asexualité de Voodoo est essentiellement présentée comme un obstacle pour son collègue Brian, qui voit ses avances rejetées mais continue de “tenter sa chance”, envers et contre tout. Ainsi l’opportunité de développer un personnage profond, qui s’interroge sur la question, a été troquée pour la situation comique induite par ce défi masculin.
Un brin d’espoir
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Au regard des difficultés à représenter les personnages asexuels avec finesse, on comprend pourquoi Todd Chavez marque un tournant important. Plébiscité par la communauté ace, le parcours de Todd dans la compréhension de sa sexualité est traité avec humour, sensibilité et nuance grâce à un arc narratif développé sur le long terme, soutenu par le travail d’une consultante ace. Après s’être douloureusement questionné lors de la saison 3, le jeune homme embrasse son identité ace dans la saison 4 et essaye de trouver son équilibre relationnel dans la saison 5, suivant une progression naturelle. Son exploration donne lieu à une alternance de moments tantôt émouvants, tantôt comiques insufflant de la légèreté dans un récit qui reste toujours pertinent.
BoJack Horseman n’est cependant pas la seule série à mettre en avant l’asexualité sans la réduire à des stéréotypes. Sans développer leurs personnages aussi profondément, les séries Shadowhunters et High Maintenance ont le mérite de mettre en scène des aces qui ne sont pas des tokens. C’est aussi le cas de Mental, la série française de France.tv Slash qui suit le quotidien d’une bande d’adolescents internés dans une clinique pédopsychiatrique. En mettant en scène Harmattan, un personnage ace, elle est devenue cette année la première série française à aborder la question de l’asexualité.
Enfin, Sex Education s’est saisie du sujet lors de sa saison 2. Jusqu’à présent, la série se penchant sur les sexualités des élèves du lycée Moordale avait traité son absence comme un problème à résoudre. C’était sans compter sur l’apparition du personnage de Florence. Incarnant la Juliette de Roméo et Juliette, la comédie musicale du lycée, ce personnage secondaire se distingue par son désintérêt pour les relations amoureuses, mis à mal par la pression de ses camarades. À la docteure Milburn, elle finit par confier : “Je n’ai pas envie de faire l’amour, du tout. Je crois que je suis cassée”. Jean l’éveille alors à l’asexualité et la rassure en expliquant : “L’orientation sexuelle est quelque chose de fluide. Ce n’est pas le sexe qui définit qui nous sommes et donc je ne vois pas pourquoi tu ne serais pas normale.” Un échange un peu court mais qui a le mérite d’être efficace et assez inédit.
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Si la marge de progression reste encore énorme, la plupart des intrigues faisant la part belle aux personnages blancs et valides, la création et le développement de ces personnages, trop souvent invisibilisés, fait un bien fou. En espérant que ce ne soit que le début !