Ses inspirations
Ane Crabtree s’est fait une solide réputation dans le milieu, pour avoir travaillé sur de prestigieuses productions. Aussi, rien d’étonnant à ce que Bruce Miller et Warren Littlefield, respectivement showrunner et producteur exécutif de The Handmaid’s Tale, fassent appel à ses services quand ils ont eu le feu vert de Hulu pour adapter le roman de Margaret Atwood. Elle confie :
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“J’ai lu le livre il y a longtemps, et j’ai vu le film à sa sortie en 1990. Ça a eu un impact énorme sur moi, et je me suis dit que je devais l’utiliser comme porte d’entrée dans le script. Mais après avoir discuté avec Bruce et Warren, on a décidé qu’il était primordial qu’on ait notre propre approche visuelle avec la série, et qu’on la garde ancrée dans notre époque actuelle. The Handmaid’s Tale a été adapté tant de fois, au cinéma comme au théâtre. Je ne voulais le faire que si je pouvais apporter quelque chose de neuf et de différent.”
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“Mon cerveau a une drôle de façon de fonctionner. Il trouve des inspirations dans des choses qui n’ont rien à voir avec les costumes. Il y a par exemple ce photographe que j’adore, August Sander, et qui capturait l’homme de la rue avec cette merveilleuse perspective derrière lui. Ses clichés ont vraiment donné du fuel à mon imagination. Mais j’ai aussi fait des recherches du côté des sectes de notre époque, et tous ces groupes ultrareligieux qui tiennent les femmes en soumission, parce qu’évidemment, c’est le cœur de notre histoire.
Je suis aussi une immense fan de Matthew Barney. J’aime son approche artistique. Il utilise l’essence de quelque chose, et la détourne de façon abstraite. Mon héritage aussi, m’inspire. Ma mère est d’Okinawa au Japon, donc j’ai utilisé un peu de cette vibe shintoïste. En fait, n’importe quelle microsociété ou groupe tribal où tout le monde s’habille de la même façon, je l’utilise comme une inspiration, non pas littéralement, pas comme point de départ à ma réflexion : je me demande à quoi ressembleraient ces différentes castes qui vivent à Gilead.”
Des couleurs très codifiées
“Pour la plupart des couleurs, nous avons suivi les fondations du livre. Le rouge a toujours été associé aux Handmaids parce qu’il renvoie à leur fertilité et au sang des règles. Mais nous avons trouvé notre propre teinte de rouge. En fait, dans le livre, le monde de Gilead n’est peuplé que de personnes blanches, mais nous savions que nous allions avoir un casting plus diversifié. Donc je devais trouver un rouge qui fonctionnerait sur différentes tonalités de peau.
Dans le livre et dans le film, c’était rouge vif et bleu royal. Ce sont des teintes assez emblématiques des années 1990, donc c’était un peu trop daté pour nous. Reed [Morano, la réalisatrice, ndlr] et l’une de nos directrices artistiques, Julie (Berghoff), ont trouvé cette photo d’une feuille d’érable devant un ciel bleu très profond et théâtral. On a immédiatement su que c’était le rouge et le bleu parfaits pour les Handmaids et les épouses des Commandeurs, parce que c’était une version plus orageuse et plus contemporaine du Technicolor des années 1950.”
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“Une fois qu’on avait ces deux-là, on a ensuite trouvé le vert, dont l’idée m’est aussi venue de la nature. Je n’ai jamais rien vu de mieux, pour chercher une couleur, que la nature. Les couleurs y sont pures, elles existent de façon organique. Étrangement, ce sont ces couleurs qui ont tendance à être très belles sur les gens. Le vert gris vient d’une sorte de mousse végétale à l’aspect laineux, que j’ai trouvée sur une photo où le vert était traversé par du jaune ocre, c’était comme un rai de lumière.
J’ai essayé de construire cette palette en gardant à l’esprit ces femmes, dans une pièce, qui seraient toujours ensemble. Bien sûr, le noir est resté pour les Commandeurs, parce qu’ils sont les plus puissants dans ce monde, et d’une certaine façon, ils sont l’absence de couleur, ils absorbent la lumière, ils écrasent les autres couleurs.”
Cachez ce vagin que l’on ne saurait voir
Une fois les couleurs trouvées, il fallait créer une silhouette. La plus marquante est sans conteste celle des Handmaids, devenue un symbole de lutte pour les droits des femmes. Une manifestation en particulier a retenu l’attention des médias : le 20 mars dernier, un groupe de militantes féministes du Texas, habillées en Handmaids, a protesté au Capitol contre une loi anti-avortement. Ane Crabtree revient avec beaucoup d’humilité et d’admiration sur cet événement :
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“C’est une expérience très émouvante pour moi. Ces militantes du Texas, qui appartiennent à l’association pro-choix NARAL, m’ont contactée pour demander mon aide. Mais parce que j’ai créé les costumes, je savais que ce serait compliqué d’imaginer quelque chose de différent, et je ne voulais pas non plus que ça retire une once de son impact à la série. Donc je leur ai juste donné des conseils pour qu’elles créent elles-mêmes leurs costumes. Et elles ont réussi !
J’étais tellement émue et fière de voir que mes designs ont inspiré une protestation silencieuse aussi puissante et élégante. Elles étaient tellement dignes et une telle source d’inspiration. Je les admire tant, j’aimerais les rejoindre ! C’est une façon si éloquente de faire passer un message dans un monde, dans des institutions, où les femmes ne peuvent pas faire entendre leur voix et où nos droits sont piétinés un peu plus chaque jour.”
“La représentation du vagin, on la trouve non pas chez les Handmaids et leurs coiffes comme j’ai pu le lire, mais chez les Aunts, en marron. Ces femmes, qui s’assurent que les Handmaids marchent au pas avec des matraques électriques pour le bétail, sont comme des nonnes. Mais j’ai décidé que ces femmes, qui ne sont pas du tout dans le contrôle puisqu’elles sont elles aussi soumises aux Commandeurs et aux Guardiens, devaient avoir leur propre uniforme militaire.
En fait, elles sont une combinaison de plusieurs choses : j’ai repensé à un prêtre que j’ai vu en Iran il y a très longtemps, mais en faisant mes croquis, je trouvais que ça devenait trop masculin. Donc je me suis aussi inspirée de Maude [la sitcom des années 1970, ndlr], qui disait ‘Women liberated women’ (les femmes ont libéré les femmes).”
“Je voulais mettre des éléments iconographiques de féminité dans leurs costumes. Pour ce faire, j’y ai inséré, symboliquement, des organes sexuels féminins. Et la raison pour laquelle j’ai fait ça, c’est que dans les années 1970, on m’a introduite à une fameuse sculpteuse féministe nommée Judy Chicago. Elle avait créé cette incroyable table de réception, immense, et dont les assiettes étaient des représentations de vagin.”
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“Je me suis alors dit que je voulais utiliser ce genre de procédé, mais de façon subtile. Si je pouvais l’intégrer dans leur manteau, autour du visage, et que je créais une sculpture subtile pour la télévision, ce serait un moyen de déposséder les hommes de leur pouvoir, parce que c’est le symbole ultime de féminité.
Ça n’a pas été créé seulement dans un état d’esprit anarchique, c’est aussi un signe d’empathie envers ses Aunts, qui sont stériles et évoluent au milieu de femmes fertiles. Le fait qu’on leur rappelle chaque jour qu’elles ne peuvent pas avoir d’enfant, ça nourrit leur colère. Donc il faut vraiment s’approcher et savoir où chercher, mais c’est bien là.”
Inventer sa cinématographie à partir de contraintes
Si les Handmaids ne portent pas sur leur tête des vagins symboliques, leurs coiffes n’en sont pas moins des représentations de l’oppression qu’elles subissent, et par extension, que les femmes subissent dans nos sociétés contemporaines. Ces bonnets blancs, surmontés d’ailettes rigides qui font office d’œillères, ont représenté un véritable défi pour les réalisateurs de la série.
Comment filme-t-on des actrices qui se dérobent à nos yeux ? Les nombreux gros plans sur le visage diaphane mais intensément expressif d’Elizabeth Moss, dans la peau de la Handmaid Offred, prouvent que les réalisateurs ont su trouver de belles réponses à ses contraintes techniques.
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“Bien sûr, quand vous filmez un acteur ou une actrice, la partie la plus expressive, c’est le visage. On a fait plein de versions différentes, par exemple avec une écharpe, comme dans le film. Mais j’ai décidé d’y aller à fond. J’ai créé cinq coiffes et les ai fait essayer à Lizzy [Elizabeth Moss, ndlr], tout en la filmant avec mon téléphone. Et c’était magnifique !
On était à New York à ce moment-là, et je la faisais regarder au loin la skyline de la ville, et la lumière filtrait au travers des ailettes. On a fait plusieurs versions, avec des épaisseurs différentes pour tester l’opacité ou la transparence. Au final, j’ai eu le meilleur des compliments par le directeur de la photographie, Colin Watkinson : ‘Tu as créé une belle boîte à lumière sur leur tête.’“
“Est-ce que ça nous a posé des défis ? Oui, absolument ! Les réalisateurs ont dû réinventer leur façon de filmer, puisqu’on masque littéralement les visages des actrices, et on les empêche d’interagir ensemble. Elles ont dû aussi apprendre une nouvelle façon d’utiliser ça dans leur approche, physiquement et émotionnellement. Et finalement, elles ont adoré ça.
Ça changeait aussi leur perception des sons. Quand je m’en suis rendu compte… Oh mon Dieu… Le son était si étouffé que ça compliquait aussi la communication. Mais des actrices comme Elizabeth Moss et les autres Handmaids sont suffisamment intelligentes pour s’en servir dans leur travail et en ont fait une part de leur personnage.”
La tête baissée des Handmaids et leurs longues tuniques qui gomment leurs attributs féminins. L’allure altière, d’un bleu glacial et orageux, des épouses de Commandeurs. L’habit monacal et quasi militaire des Aunts, qui, si on sait où regarder, expose à la vue de tous la partie la plus intime du corps féminin. Tout autant de témoignages de l’importance des costumes dans The Handmaid’s Tale.
En extrapolant le matériau d’origine et en y apposant son regard d’artiste aussi inspirée qu’inspirante, Ane Crabtree a donné une nouvelle dimension à la mythologie de cette dystopie. Elle a influencé chaque étape de la production, de la mise en scène à la photographie, jusqu’au jeu de ses actrices. Ses designs, aussi codifiés qu’évocateurs et auxquels elle a consacré sept mois de travail, servent à exprimer ce que la série ne verbalise pas.
“Créer des costumes, c’est créer un langage. Ça nous parle, psychologiquement, émotionnellement, cinématographiquement, scénaristiquement.”