Le véritable sujet de “Bandersnatch”, c’est… Netflix

Publié le par Thibault Prévost,

Credit: Netflix / Black Mirror

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Au-delà d’une réflexion sur le libre arbitre, au-delà d’un miroir tendu au spectateur, “Bandersnatch” est aussi un avertissement contre… Netflix.

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(© Netflix / Black Mirror)

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Peu importe la façon dont on l’analyse, difficile de considérer “Bandersnatch” comme autre chose qu’un coup de maître. L’aventure interactive de Black Mirror, qui suit la lente descente vers la folie d’un jeune programmeur dans sa quête de création d’un jeu vidéo interactif, risque bien, au vu de son succès critique et public, d’ériger un nouveau paradigme télévisuel qui ringardisera la télévision d’avant, celle qui cantonnait le spectateur à un rôle passif. On voit mal comment d’autres chaînes pourraient résister à la tentation de faire pareil quand des milliers de personnes sont encore rivées devant leur écran, une semaine après la première diffusion de l’épisode, pour essayer d’en explorer tous les chemins narratifs.

Au-delà de la prouesse technologique, “Bandersnatch” a concocté une formule irrésistible pour quiconque traîne suffisamment sur Internet. Une architecture autoréférentielle, pour commencer – un épisode de Black Mirror truffé de références à Black Mirror, une série Netflix qui parle de Netflix, un gimmick technologique (la capacité de choix) mis en abyme par le sujet de l’épisode. Le truc avec les systèmes autoréférentiels, c’est qu’ils rendent dingue. Une fois qu’on commence à descendre dans le terrier des méta-analyses, on n’en sort plus, persuadé qu’il reste toujours des secrets à déterrer. Et ça n’en finit jamais, puisqu’il y en a toujours un ou deux. À l’heure actuelle, personne ne semble savoir combien de fins sont possibles dans “Bandersnatch”, et ne comptez pas sur Netflix pour vous le dire. En ce moment même, des types sont toujours en train de disséquer le code source de l’épisode, persuadés d’y découvrir le secret ultime de l’univers.

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Et quoi de mieux, pour alimenter encore la conspiration, que de barder l’épisode de références à d’autres réalités ? Matrix“tout est du code, tu peux entendre les nombres”, balance le génie du jeu vidéo Colin Ritman au héros. Alice au pays des merveilles — la scène du miroir, évidemment, et le nom de l’épisode, tiré d’un poème de Lewis Carroll. Donnie Darko, Aldous Huxley, George Orwell (l’épisode a lieu en 1984), Philip K. Dick… Brooker tartine son épisode de clins d’œil dystopiques et mystiques avec la subtilité d’un peintre en bâtiment, entre des séquences hallucinatoires et une grosse dose de nostalgie nerd. Dans le fond comme dans la forme, “Bandersnatch” est donc une sucrerie conçue sur mesure pour satisfaire toute une génération de spectateurs née avec un joystick dans la main. Mission accomplie.

Le libre arbitre ? Trop facile, man

On l’aura compris, “Bandersnatch” parle avant tout de lui-même, de vous et de Netflix, au milieu d’un déluge de références culturelles d’adolescent en pleine épiphanie critique. Pour nous dire quoi, au fond ? La question centrale du film, celle de l’existence du libre arbitre, est expédiée très (trop) brutalement – vers le “milieu” de l’épisode, quand le spectateur entre en contact avec le protagoniste Stefan Butler, dont la santé mentale commence sérieusement à vaciller. Le libre arbitre n’est qu’illusoire, tout est déterministe, nos choix ne nous appartiennent pas, affaire réglée, merci, au revoir. Preuve imparable : le spectateur lui-même pense choisir, mais ce sont les scénaristes qui orientent l’histoire. CQFD… et c’est tout ? Meh.

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Quiconque suit Black Mirror assidûment peut légitimement froncer les sourcils face à la paresse de l’intrigue. Ce qui fait tout le charme (et l’intelligence) de la série, depuis quatre saisons, c’est sa capacité à changer brutalement notre perspective, à poser des questions inédites sur l’innovation technologique et son impact sur nos comportements. Où est cet oracle dans “Bandersnatch” ? Doit-on réellement se contenter d’une théorie fumeuse sur Pac-Man, de paranoïa et de dilemme de céréales au petit-déj ? De quoi, de qui devrions-nous avoir peur après visionnage ? De nous-même et de notre addiction au contrôle ? Peut-être. Choisir entre “découper papa” et “enterrer papa” était un peu trop facile, c’est vrai. Mais après tout, nous ne contrôlions pas réellement l’avancée du film et nous avions au moins vaguement conscience du simulacre. Alors qui gère le divertissement, au fond ? Qui est omnipotent ? Qui décide à notre place ? Netflix. Voilà le message que planque Brooker au milieu de ses digressions stériles sur le libre arbitre : méfiez-vous de Netflix et du futur qu’il nous réserve.

(© Netflix / Black Mirror)

Ne choisissez plus, Netflix s’en occupe

Ok, let’s go down the rabbit hole. La première chose que l’on vous demande lorsque vous créez un profil Netflix, c’est de choisir quelques exemples de films et séries qui vous plaisent. Pourquoi ? Pour donner à l’algorithme de suggestion personnalisée un peu de data à grignoter, histoire de lancer la machine. Comme Spotify, comme tous les autres, Netflix est un goinfre de données, qui cherche constamment à en apprendre plus sur votre comportement de consommation, quitte à aller carrément fouiner dans vos placards (rappelons que la semaine dernière, on apprenait que Facebook permettait à l’entreprise de lire vos messages privés…).

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Le géant américain ne fait d’ailleurs pas mystère de son utilisation de l’analyse de données à grande échelle (ce fameux big data) pour améliorer ses audiences, proposer à ses clients un contenu toujours plus personnalisé… et jusqu’à imaginer les contenus en fonction des attentes du public pour lui donner exactement ce qu’il souhaite. House of Cards, par exemple, est un enfant du big data, créé sur mesure pour les spectateurs. Dans le futur, selon Netflix, la télé ne se contente pas de vous suggérer des produits que vous allez aimer, elle crée carrément des films et séries “parfaites” en amont, en se basant sur les données que vous lui fournissez. Vous croirez avoir le choix au moment de choisir quoi regarder, mais la machine saura déjà ce que vous voulez.

Derrière le côté gadget (mais carrément grisant, il faut l’avouer) des choix offerts par “Bandersnatch”, l’enjeu pour Netflix est immense : ne plus seulement savoir ce que vous regardez et combien de temps, mais ce qui vous plaît dans une histoire. Tuer le père ou le laisser vivre ? Se sacrifier ou demander à quelqu’un de mourir à sa place ? Bosser chez soi ou au bureau ? Après une série de questions triviales pour nous habituer à la pratique (les céréales, la musique dans le Walkman), “Bandersnatch” rentre dans le vif du sujet : récolter des informations finalement très personnelles sur nos valeurs morales, notre rapport à la famille, à l’autorité, au boulot, au risque, etc. Un mode opératoire digne d’une expérience sociologique. Ou d’une consultation psychologique. Vous connaissez l’adage “si c’est gratuit, c’est vous le produit” ? Netflix fait mieux : vous payez, et vous êtes quand même disséqué par les algorithmes. Pour votre bien, évidemment. Pour ne plus jamais être déçu par un film. Pour ne plus jamais faire de mauvais choix, ou de choix tout court. Dans la télé du futur, toutes les options sont les meilleures. Dites voir, ça ne ressemblerait pas à du Black Mirror ?

Big Netflix vous regarde

Vous trouvez ça exagéré ? Peut-être, mais explorer les limites du possible est la raison d’être de Black Mirror depuis le début, et les prédictions de Brooker ont une fâcheuse tendance à se réaliser. Bingo. Grâce à Wired, on découvre la technologie que “Bandersnatch” planque sous le capot : les choix que vous faites sont enregistrés grâce à un outil appelé “pistage d’état”, qui personnalise encore l’épisode que vous voyez en modifiant certaines séquences que vous revoyez après être retourné en arrière (lors du premier entretien de Stefan avec Tuckersoft, Colin ne connaît rien de “Bandersnatch” la première fois et devient un fan du livre la seconde). Avec des millions de combinaisons possibles, il y a de bonnes chances pour que la version de “Bandersnatch” que vous avez visionnée soit unique.

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Pour atteindre ce degré de personnalisation, Netflix a développé son propre logiciel, appelé Branch Manager. L’entreprise a donc désormais les moyens technologiques de produire du contenu interactif à la chaîne, même si les coûts de développement restent très élevés (plus de deux ans de travail pour “Bandersnatch”). Une bonne nouvelle, si l’on omet le fait que Branch Manager ressemble furieusement à un algorithme de profilage… La télé du futur est déjà là, dans les cartons. Encore une fois, Black Mirror est en avance sur son temps.

D’autre part, l’article de Wired nous apprend que Charlie Brooker avait refusé le projet dans un premier temps, avant de se raviser. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il a compris l’opportunité que lui donnait le format. Faire de Netflix un personnage de l’histoire. Raconter la genèse du projet, jusqu’à filmer une développeuse de l’entreprise à la fin du scénario. Nous avertir que l’entreprise lorgne sur des technologies orwelliennes pour nous garder, insidieusement, dans son giron (au rayon des délires SF, rappelons que les ingénieurs de Netflix ont déjà inventé un système qui transforme notre cerveau en télécommande).

Qui mieux que Black Mirror pour nous dévoiler le pouvoir du capitalisme de la surveillance ? Qui d’autre pourrait ridiculiser à la fois Netflix, le spectateur et son addiction au divertissement futile (via l’absurde séquence chez le psy) aux dépens de sa vie privée ? “Je te regarde sur Netflix. Je prends les décisions pour toi”, affiche l’écran de Stephan au moment charnière de l’épisode. Difficile de faire plus transparent. Le message nous est autant destiné qu’au protagoniste mais nous ne le voyons pas, trop occupés à passer un marché prométhéen avec Netflix : l’illusion du pouvoir, au détriment du contrôle. Elle est là, la morale sinistre de “Bandersnatch”. Lorsque viendra le moment d’échanger nos vies contre la promesse d’un divertissement encore meilleur, nous n’hésiterons pas une seconde. Et pour cela, c’est peut-être le meilleur épisode de la série.