Stephanie Sinclair dresse le triste portrait de filles mariées trop jeunes à travers le monde

Publié le par Donnia Ghezlane-Lala,

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Centrée autour des petites filles, la série Too Young to Wed dévoile des récits de femmes mariées trop tôt car contraintes par la tradition. Un travail de Stephanie Sinclair, effectué sur douze ans tout autour du globe, de l’Afrique aux États-Unis.

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Tout d’abord, des chiffres : “Toutes les deux secondes, une jeune fille est mariée contre son gré, soit 39 000 filles chaque jour, dans plus de 50 pays à travers le monde. Au cours des dix prochaines années, 140 millions de jeunes filles seront mariées avant l’âge de 18 ans. 1, 2 milliard de femmes à travers le monde seront mariées avant l’âge de 18 ans d’ici à 2050. L’organisation mondiale de la santé estime que 16 millions de filles âgées de 15 à 19 ans donnent naissance chaque année à un enfant. Le chiffre est de plus d’un million pour les moins de 15 ans. Les complications de la grossesse précoce sont la première cause de mortalité chez les adolescentes.” Voici ce qui accueille le spectateur avant qu’il ne se plonge dans les quelque 150 photos de Stephanie Sinclair, difficiles à soutenir du regard et exposées à L’Arche du Photojournalisme.

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Entre les photos d’excisions faites froidement dans des cliniques, celles de filles mariées à 6 ans et d’autres de mères âgées de 14 ans donnant le sein à leur nourrisson, des parcours différents se dessinent. On nous raconte entre autres l’histoire de Destaye, qui aurait voulu devenir médecin mais qui a été mariée à 11 ans et a eu son premier enfant à 15 ans ; celle du couple de Népalais, Niruta et Durga, mariés à 13 et 15 ans, qui ont vu leur modeste maison trembler en 2015 ; ou encore d’Hawa, une Nigériane rescapée, enlevée par Boko Haram, qui a vu ses parents mourir sous ses yeux. 

Les photos de Sinclair sont colorées et, par contraste, mettent en scène des moments de souffrance physique, des visages d’enfants attristés et oppressés par le poids des traditions. Outre le fait de souligner que le mariage précoce est une violation de la liberté de toutes ces filles, la série Too Young to Wed veut montrer qu’il signifie aussi la fin de leur enfance et de leur innocence. Elles quittent leurs parents, bien souvent leur village et disent adieu à l’école et à la seule manière pour elles de s’en sortir financièrement. Leur rôle se limite alors à la maternité et au foyer. 

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Très peu de ces mariages finissent heureux : dans certains cas, il s’agit de pédophilie et d’esclavage sexuel, dans d’autres, le mari est aussi jeune que la fille et ne veut pas se marier non plus. Il est coutume que les familles pauvres vendent leurs filles en échange d’une dot et pour se “débarrasser d’une bouche à nourrir”. Plus la fille est jeune, plus la dot est élevée. 

En revanche, chacune de ces jeunes filles a le même discours : elles souhaitent toutes, sans exception, offrir une meilleure vie à leurs filles et feront tout pour leur permettre d’étudier, contrairement à ce que leurs familles leur ont infligé. “Je veux que mes enfants apprennent tout ce qu’ils peuvent, tout ce que je fais, je le fais pour eux”, peut-on lire. Alors, un jour peut-être, ce fardeau traditionnel transmis de génération en génération cessera. 

Des témoignages intimes et poignants

Exposée jusqu’au 24 septembre 2017 à l’Arche du Photojournalisme (un lieu d’exposition impressionnant de 1400 mètres carrés, récemment inauguré par le fondateur du Visa pour l’Image, Jean-François Leroy, à la Défense), la série Too Young To Wed livre aussi des citations d’enfants sur les murs blancs de l’espace, accompagnant les photos, ainsi que six vidéos d’entretiens où les jeunes filles racontent leur histoire. Pendant la conférence de presse, Sinclair confie :

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“Je passe beaucoup de temps avec les familles de ces petites filles et avec leurs communautés. Aucune de ces photos n’a été prise sans l’accord de ces filles, de leurs familles et des chefs de villages. C’est une question sensible et cela devient plus facile une fois que ces communautés ont compris que ces pratiques mettent à mal ces filles, une fois qu’elles ont compris que j’étais là pour raconter une histoire et pour la partager avec le monde. 

Les gens comprennent très bien que mon travail est un plaidoyer pour mettre fin aux mariages des enfants. J’essaye d’être juste dans la présentation de mon travail pour être fidèle à ce que les victimes pensent. Je crois que ces familles ne pensent pas faire de mal à ces filles lorsqu’elles les marient. Ces familles ont des constructions sociales, des mœurs différentes et elles sont vraiment convaincues que c’est un service qui est rendu à la communauté, même dans le contexte le plus religieux.”

C’est dans un contexte intime et une relation de confiance que Stephanie a demandé à ces filles et à ces femmes de se confier à elle. Elles lui parlent des maladies qu’elles ont attrapées, des viols qu’elles ont subis, des séquelles laissées par leurs accouchements, de leur sentiment d’abandon, des violences conjugales, de leurs maris souvent partis avant la naissance du premier enfant et des inégalités qui perdurent entre hommes et femmes dans leur pays.

Certaines se sont enfuies pour échapper aux traditions imposées par leurs familles ou leurs maris, n’osant pas revenir dans leur village natal, d’autres vivent avec ce poids et n’osent pas se révolter. Voici quelques-uns de ces témoignages : 

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“J’avais si peur. Je tremblais, tremblais. Dès que je le voyais, je courais me cacher. Je le détestais.” – Tehani, mariée à 6 ans, Yémen.

“J’ai été offerte à mon mari quand j’étais petite, je ne me rappelle même plus quand c’était tellement j’étais jeune. C’est mon mari qui m’a élevée.” – Kanas, 18 ans lors de l’entretien, Éthiopie.

“Je suis allée à l’école jusqu’au CM2. J’avais 14 ans quand on m’a mariée. Mon mari en a 21. J’ai une fille. Je veux tout lui donner. Je veux qu’elle puisse faire des études.” – Soyla, 15 ans, Guatemala.

“Je ne sais pas comment on fait les bébés. La fille tombe enceinte et accouche d’un bébé. Elle le porte dans son ventre, puis le bébé sort.” – Téhani, mariée à 6 ans, Yémen.

“J’étais très petite, si jeune, je ne voulais pas tomber enceinte… Parfois je me dis que je vais mourir en accouchant.” – Debitu, 14 ans lors de l’entretien, Éthiopie.

Sur un mur, nous lisons la citation du père d’un marié, détonnant avec le reste des propos recueillis : “Une femme n’est pas belle par son aspect mais par son respect du mari et du foyer.” 

Une situation urgente, même en Occident

Même si elle montre l’urgente situation dans des continents tels que l’Asie, l’Amérique latine, l’Afrique et au Moyen-Orient, Stephanie Sinclair rappelle avec justesse que ces mariages ne sont pas l’apanage des pays peu développés. Elle prend d’ailleurs pour exemple un scandale américain datant de 2008, durant lequel la police a mené un assaut au Texas pour sauver des filles mariées de force et vivant dans un ranch appelé “Désir de Sion”. Plus de 400 enfants ont été évacués de ce vaste domaine (de 800 hectares seulement) qui appartenait à l’Église fondamentaliste des saints des derniers jours.

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Cette secte de mormons polygames a été accusée d’agression sexuelle, de procréation avec des mineures et d’éduquer ces jeunes filles pour en faire les épouses des dignitaires de l’Église. Ces femmes n’ont jamais dénoncé leurs maris, refusant de témoigner et attestant qu’elles ont elles-mêmes décidé de ce mode de vie. Warren S. Jeffs, chef de file au sein de l’Église, a été le seul à être condamné à perpétuité.

Malgré cette histoire sordide, les photos que Sinclair a réalisées dans le ranch sont douces et poétiques, rappelant une esthétique à la Virgin Suicides. Lors de la conférence de presse à laquelle nous avons assisté, Stephanie Sinclair déclare : 

“Les mariages forcés touchent beaucoup de pays, plus de 50, même en Occident. La partie de la série prise aux États-Unis, dans le Texas, est celle qui m’a pris le plus de temps car les Américains sont très regardants sur la diffusion des photos et surtout parce que quand je les ai prises, ils étaient poursuivis en justice, donc l’affaire était toujours dans les tribunaux.

Ces filles pensent que c’est une bonne chose de renforcer les liens familiaux et que cela va les aider, elles, mais aussi l’ensemble de la communauté.”

De plus, lors de la visite de l’exposition, les chiffres sont encore et toujours rappelés :

“Selon l’UNICEF, 11 % des filles en Europe de l’Est et en Asie centrale sont mariées avant l’âge de 18 ans. En 2014, aux États-Unis, 57 800 jeunes âgés de 15 à 17 ans étaient mariés (selon le Pew Research Center). Dans la plupart des États américains, l’âge légal pour le mariage est de 18 ans, mais tous les États acceptent de faire des exceptions, généralement avec le consentement des parents ou l’autorisation de la justice.

Dans le Massachusetts et le New Hampshire, ces exceptions peuvent s’appliquer à partir de 12 ans. En Floride, un juge a la possibilité d’accorder une licence de mariage si la fille est enceinte, quel que soit son âge. Selon Unchained At Last, une ONG américaine qui lutte contre les mariages arrangés ou forcés, 27 États n’ont pas fixé l’âge minimum légal pour le mariage.”

Une situation qui s’améliore ?

À son échelle, Stephanie Sinclair essaie tant bien que mal de changer les choses, d’améliorer les conditions de vie des enfants et de réveiller les consciences concernant le droit des femmes. Pour preuve, Too Young to Wed a été créée par la photographe comme une association. Elle travaille avec des ONG de différents pays pour aider à construire des écoles, pour apporter des bourses scolaires aux enfants défavorisés et reconstruire des maisons après des catastrophes naturelles. Quand on lui demande si elle pense que la situation s’améliorera dans un futur proche, elle répond : 

“Je me suis rendue compte que lorsque ces familles comprennent le mal qu’elles font à leurs filles, la situation s’améliore. Par exemple, l’Éthiopienne Destaye, lorsqu’elle a accouché, a souffert d’une hémorragie et quand son mari s’est rendu compte des conséquences de cette grossesse précoce, il a aussi pris conscience de la gravité de la chose.

Je suis toujours en contact avec son mari, cela fait plus de dix ans que je le connais et désormais il fait partie des anciens de la communauté. Il a conscience de toutes ces problématiques et aujourd’hui, il contribue à améliorer la condition de ces femmes dans son village. Il avait laissé sa femme continuer l’école durant deux ans après leur mariage, puis quand elle est tombée enceinte, il n’était plus possible qu’elle aille à l’école et dorénavant, leur foyer souffre de ce manque d’éducation, financièrement.

Il y a deux parties positives dans mon expo : des portraits d’Africaines qui luttent contre les mariages des petites filles, et une partie sur l’Inde où ces enfants comprennent qu’elle ne sont pas obligées de dire oui au mariage et qu’au contraire, elles reçoivent un soutien important lorsqu’elles disent non. La situation s’améliore lentement car actuellement, une petite fille est encore mariée de force toutes les deux secondes.”

“Too Young To Wed” exposée jusqu’au 24 septembre 2017 à l’Arche du Photojournalisme.