“Malgré des preuves plus que suffisantes, je n’ai aucun souvenir de ces moments. Je me demande si j’étais vraiment là.” Ce sont ces mots de Seiichi Furuya qui ouvrent son livre First Trip to Bologna 1978 / Last Trip to Venice 1985, publié aux éditions Chose Commune et déniché par notre confrère Sabyl Ghoussoub. La peur du temps et de l’oubli est ce qui habite chacun des projets de Furuya et la mémoire de sa femme est au cœur de son œuvre : en attestent les cinq tomes de son projet intitulé Mémoires, qui rend hommage à Christine Gössler et leurs sept ans de relation.
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Dans First Trip to Bologna 1978 / Last Trip to Venice 1985, le photographe japonais met en regard son premier et son dernier voyage avec sa femme avant qu’elle ne se suicide, en se défenestrant en 1985, à Berlin. Pour ses premiers et derniers instants, le couple a décidé de partir en Italie ; le premier voyage à Bologne, en 1978, marquait le premier mois de leur relation tandis que l’ultime à Venise, en 1985, précédait de quelques mois une fin tragique.
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L’urgence de saisir
Dès sa rencontre avec Christine, l’artiste se met à la photographier au quotidien, comme une urgence de la saisir, de la figer. À cette époque, sa bonne amie étudiait l’histoire de l’art et se lançait dans la réalisation de documentaires radio. Les deux ont beaucoup voyagé en Europe, et Bologne fut leur premier séjour à l’étranger.
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Là-bas, Furuya filme sa petite amie en caméra Super 8 dans leur chambre d’hôtel, dans leur voiture, dans la rue, dans la foule. Les plans sont serrés, les couleurs froides et le grain fort. D’autres instantanés ponctuent cette documentation ; des affiches publicitaires, un poisson dans l’eau, des ruines, des montagnes, des passant·e·s et, pour finir, un oiseau volant au-dessus d’une église, comme un présage du deuil que Furuya traversera.
C’est quelques années après la naissance de leur fils, au moment où Christine se lance dans des cours de théâtre, que sa santé mentale se dégrade. Elle souffre de premiers signes de schizophrénie et d’états psychotiques, et se retrouve internée dans un hôpital psychiatrique. Le lendemain de sa sortie, leur dernier voyage à Venise s’improvise ; les amants partent pour la ville de l’amour sans prévenir.
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“La destination n’était pas importante. ‘Quelque part loin’, ‘juste nous deux’, a-t-elle dit soudain un soir, deux jours après son retour à la maison. Elle avait été hospitalisée pendant près d’une semaine. Moi aussi j’avais envie de quitter la maison qui semblait imprégnée de l’odeur oppressante de la maladie […]. En voyant qu’il y avait un train de nuit pour Venise, on a couru jusqu’à la gare avec pour seuls habits ceux que nous portions ce jour-là“, raconte le photographe.
À Venise, ultime voyage, tout paraît un peu plus triste : les couleurs et les sourires. Le regard de Christine se creuse, la mélancolie se ressent, le grain manque. Les photographies sont plus touristiques, moins expérimentales que celles de Bologne. Le lieu et les portraits en pied y jouent pour beaucoup, comme s’il leur manquait l’inspiration. “La solitude qui envahissait la ville à la fin du carnaval se mêlait à mon propre état d’esprit et l’ambiance était lourde. […] Nous marchions sans but.”
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Deux jours plus tard, les amant·e·s quittent Venise “sous la pluie” : “Pendant un moment, je ressentis un certain calme, mais au fond de moi demeuraient la même anxiété et le même désarroi. À l’automne de cette même année, elle mettait fin à ses jours à Berlin-Est.”
Une édition particulière
Ce n’est qu’en 2018 que Seiichi Furuya retrouve dans son grenier les bobines de sa caméra Super 8, qui contenait les négatifs du premier voyage à Bologne, ainsi que des enregistrements audio de Christine. Là, le photographe décide d’extraire des images du film et se rend compte que sa mémoire avait totalement occulté ce moment de leur relation. L’arrêt sur images lui permet de la revivre, de revoir le visage de Christine, d’entendre de nouveau sa voix aux prémices de leur amour, 33 ans après sa mort.
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“À chaque fois que je m’asseyais pour les visionner, je ressentais une irrésistible envie de pleurer. […] Alors que je suivais sur l’écran l’image de cette personne qui, à un moment donné, […] vivait et respirait dans ce monde, j’ai été envahi par un sentiment de nostalgie et d’amour tout en étant désespérément conscient de la fin tragique que je connaissais déjà. […] J’avais parfois l’impression étrange de regarder les scènes d’un film célèbre”, écrit Furuya dans son livre.
C’est ainsi qu’est née la série First Trip to Bologna 1978, qu’il décide de fusionner avec Last Trip to Venice 1985, ayant déjà fait l’objet d’un ouvrage autoédité en 2002. Dans la nouvelle édition de Chose Commune, les deux voyages occupent chacune la moitié du livre, l’une à l’endroit, l’autre à l’envers, de manière que leur histoire puisse se lire dans le sens qu’on veut lui donner.
L’ouvrage First Trip to Bologna 1978 / Last Trip to Venice 1985 de Seiichi Furuya est publié aux éditions Chose Commune.