Un peu par hasard, Marianna Rothen a imaginé un monde sans hommes. À travers un processus de vieillissement de ses images, elle crée son univers propre.
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Après avoir travaillé en tant que mannequin pendant plus de dix ans, Marianna Rothen se consacre totalement à sa passion pour la photographie. Après son projet Snow and Rose & Other Tales, elle présente Shadows in Paradise, actuellement exposée à la galerie Steven Kasher. Si son premier projet mettait en scène des femmes à moitié nues qui dansaient et festoyaient dans les bois, Shadows in Paradise expose une sorte de retour à la réalité. Les femmes évoluent au sein d’un univers aux tonalités anciennes, qu’on ne pourrait pas exactement dater. L’atmosphère est troublante, minimaliste et parfois oppressante.
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En jouant avec la dualité des miroirs, les voiles et rideaux et la composition des images, la photographe compose avec des identités multiples : ce que l’on cache et ce que l’on expose, ce qui nous effraie et ce qu’on refoule. Les modèles sont ses amies, des femmes qu’elle admire et, parfois, elle-même. C’est une réflexion sur la féminité, mais aussi sur l’identité que propose Marianna Rothen dans cette série qui rappelle les ambiances créées par Ingmar Bergman, Robert Altman et David Lynch dans leur films.
En introduction au livre, le critique d’art Carlo McCormick met des mots sur la façon qu’à Marianna Rothen de prendre ses photos. Selon lui, c’est avec une “bienveillance muette” que la photographe travaille. Elle parvient à devenir cette présence qu’on garde “lorsqu’on se sent seul et effrayé”. Décrivant cette ambiance aérienne, rêveuse, il ajoute que, où qu’elle soit, devant ou derrière l’appareil, Marianna “n’est jamais solidement ancrée dans la réalité, elle plane plutôt, éthérée et translucide”.
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Cheese : Peux-tu présenter ta série Shadows in Paradise (“Des ombres au paradis”, ndlr) ?
Marianna Rothen : Shadows in Paradise traite des thèmes de l’isolement, des identités changeantes et de l’impossible notion du paradis. Il suit l’histoire de mon livre précédent, Snow and Rose & Other Tales, qui présentait le voyage de femmes, de leur désespoir domestique à leur indépendance méritée. Dans Shadows in Paradise, cette vision parfaite commence à se désagréger, leur bonheur apparaît éphémère, et les souvenirs du monde extérieur se font de plus en plus présents.
Ces photos ont été prises lors des mois les plus chauds de 2015 et 2016 dans ma maison située dans le Nord de l’État de New-York. J’ai commencé à prendre les photos juste après avoir acheté cette maison qui était laissée à l’abandon. Après quelques mois de réparations et de décoration, j’ai commencé la deuxième série dans cette même maison. Entre temps, celle-ci était devenue un personnage à part entière de la série.
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Aucun homme n’est présent dans cette série, était-ce une volonté affirmée dès le départ ?
Ce n’était pas mon intention d’exclure les hommes, mais, en même temps, il n’a jamais été question d’eux, ils ne rentraient pas dans ce monde féminin. Le dialogue principal est à propos des femmes, entre les femmes. Ceci étant dit, au cours du shooting, je me suis rendue compte qu’il y avait ici ou là des traces des hommes et, de ce fait, leur présence était inéluctable. Ils sont visibles sur la couverture de livres, sur des photos accrochées aux murs ou à travers les grossesses.
Tu as été mannequin pendant de nombreuses années. Penses-tu que le fait d’avoir été devant l’objectif a influencé ta photographie ?
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J’ai commencé la photo exactement au moment où j’ai débuté le mannequinat. Ce sont deux domaines qui fonctionnent parfaitement ensemble. Sur les plateaux, je me comportais en tant que mannequin et, le soir, je photographiais mes amis avec les idées que j’avais en tête.
Il est certain qu’avoir été si longtemps en face de l’appareil photo a influencé la façon dont je photographie mes modèles, et la façon dont je me photographie. On apprend vite ce qui fonctionne ou pas, et comment on aime être traité. Avoir pratiquement grandi dans un monde consacré à la beauté m’a obligée à me questionner sur ma valeur propre et les intentions d’autrui. En ce sens, la photographie est une catharsis pour moi.
Peux-tu nous expliquer comment tu as pris ces photographies ?
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Lorsque je photographie, j’essaie toujours d’avoir des idées spécifiques concernant les directions que je souhaite prendre. Et même si le résultat n’est pas toujours celui escompté, j’essaie de créer une atmosphère avec des ingrédients qui vont déclencher de vraies émotions chez mes sujets. Je veux être authentique, proposer quelque chose dans lequel nous pouvons croire, même si cela n’existe que dans un monde imaginaire.
L’esprit d’équipe m’importe aussi particulièrement : on crée un projet ensemble. Fréquemment, les mannequins ont de meilleures idées que celle d’origine et je dois faire attention à ne pas brider leur créativité. Quand je me photographie moi-même, je fais comme s’il y avait quelqu’un de l’autre côté de l’appareil. Il est parfois difficile d’obtenir quelque chose qui vaille le coup, mais le fait de savoir qu’essayer est le plus difficile me motive toujours.
Comment leur as-tu donné cet aspect “vieilli” ?
Je prends mes photos de façon numérique, avec une télécommande programmable. Cela me permet de prendre autant d’images que je le souhaite et c’est aussi très utile afin de capter les mouvements. Ensuite, je fais quelques retouches mineures, j’imprime les images en grands formats et je les photographie de nouveau à l’aide d’un Polaroid. L’image ayant subi de nombreuses conversions de media, il lui manque cette précision propre au fichier numérique original. C’est cela qui lui donne cet aspect vieilli.
Tu joues beaucoup avec les reflets, les voiles, les ombres et le cadrage. Peux-tu nous parler de la façon dont tu composes tes images ?
Je voulais que Shadows in Paradise soit vu comme quelque chose d’obsédant. Une lecture des rapports humains où les multiples facettes d’un même personnage apparaissaient dans le monde physique et se battaient entre elles. Je cherchais une ligne de démarcation, quelque chose pour les séparer en deux. C’est pourquoi j’ai pris des photos des deux côtés d’une vitre (avec un personnage à l’intérieur et un personnage à l’extérieur) ou à travers des rideaux en jouant avec l’illusion des miroirs. Dans d’autres images, je voulais mêler ces facettes, à la façon d’un équilibre entre le yin et le yang, l’obscurité et la clarté. Dans certains cas, les femmes disparaissent complètement, ne laissant derrière elles qu’un vestige de leur costume.
Peux-tu nous parler de tes inspirations ?
Quand j’ai commencé cette série, je passais beaucoup de temps seule. Je voulais diviser mon caractère en plusieurs. J’ai pensé aux similarités de trois de mes films préférés : Persona (Ingmar Bergman), 3 Women (Robert Altman) et Mulholland Drive (David Lynch). Ces trois films présentent deux ou trois femmes isolées qui échangent leurs rôles entre elles ou se mélangent jusqu’à créer une seule et même entité. J’ai pensé à la façon dont on se projette sur nos amis, combien d’autres personnes on porte en nous et comment une personne qu’on croit vraiment connaître n’existe peut-être qu’en tant qu’identité construite.
Shadows in Paradise de Marianna Rothen est exposée à la galerie Steven Kasher du 23 février au 15 avril 2017.