À la fois photographe et psychanalyste, Mark Gerald voit un lien évident entre ses deux passions, puisqu’elles lui permettent de se plonger dans la vie des autres. Il vient donc de publier In The Shadow of Freud’s Couch : Portraits of Psychoanalysts in Their Offices (“Dans l’ombre du canapé de Freud : portraits de psychanalystes dans leur cabinet”, pourrait-on traduire, le livre n’existant pas en français).
Publicité
En quinze ans, Mark Gerald a photographié les cabinets de psychanalystes à travers 27 villes et dix pays. L’auteur partage des images intimes, tantôt cocasses, tantôt sérieuses, empreintes de la myriade de sentiments qu’on imagine avoir été ressenties dans ces intérieurs cossus. Nous avons posé quelques questions au photographe-psychanalyste sur ce projet de découverte photographique, analytique, historique et culturelle d’un métier passionnant que l’on peut pratiquer de 1 001 façons.
Publicité
Cheese | Pourquoi avoir décidé de vous concentrer sur des psychanalystes ?
Publicité
Mark Gerald |Je suis moi-même psychanalyste, en même temps que photographe. J’ai étudié la photographie à l’université puis j’ai été formé à la psychanalyse en doctorat. Tout cela a suivi la mort soudaine de mon père. Ce n’est que plusieurs années plus tard, grâce à ma propre thérapie, que je me suis rendu compte que la photo et la psychanalyse étaient intimement liées à cet événement.
La photographie représentait pour moi un moyen de regarder directement à l’intérieur des gens, de créer des connexions intimes tout en gardant la barrière de sécurité que représente l’appareil. Cela m’a aidé à me confronter au monde tout en étant protégé par la possibilité de rester caché. Le cabinet de psychanalyse et le cabinet de mon père ont fusionné en un lieu de sûreté et de danger, un lieu pour se confronter à la perte et trouver un chemin de guérison.
Quelles étaient les réactions de vos modèles lorsque vous leur demandiez de poser pour vous ?
Publicité
Mon premier sujet, après quelques autoportraits dans mon premier cabinet, était un ami très cher et un collègue. Pour rigoler, il s’est allongé sur son propre divan. L’image brute en noir et blanc qui en a résulté est toujours une de mes préférées. Ensuite, j’ai demandé à d’autres collègues de poser pour moi et la plupart d’entre eux ont accepté.
Je pense qu’ils ont notamment accepté parce que je n’étais pas juste un photographe, un étranger curieux de leur profession, mais d’abord un collègue qui exprimait un intérêt et une curiosité sincères dans cette quête pour me voir moi-même et nous voir tous en tant qu’analystes. À deux ou trois reprises, certain·e·s ont refusé puis sont revenu·e·s vers moi après avoir vu mes images et ont fini par accepter de participer au projet.
Publicité
Dès que c’était possible, je travaillais avec un·e assistant. Chacun·e des assistant·e·s, également photographes très doué·e·s, étaient de véritables collaborateur·rice·s. En plus de tant d’autres choses, leurs compétences pour gérer le matériel, m’aider à porter les lumières et les appareils et mettre en place les séances étaient essentielles pour parvenir aux résultats finaux. J’ai quelquefois travaillé seul : dans ce cas j’utilisais un appareil reflex numérique Nikon et un mini kit de lumière.
“Les cabinets portaient tous l’expression des sensibilités, de la culture et de l’empreinte genrée ou sexuelle de leur propriétaire.”
De quelle façon les intérieurs des cabinets concordaient avec la pratique des psychanalystes photographié·e·s ?
Publicité
J’étais particulièrement impressionné par les empreintes personnelles de chaque analyste dans leur cabinet. Bien que chaque cabinet “honorait” d’une façon ou d’une autre le cabinet emblématique de Freud situé au 19 Berggasse à Vienne, ils portaient tous l’expression des sensibilités, de la culture et de l’empreinte genrée ou sexuelle de leur propriétaire.
Les différences théoriques du domaine psychanalytique occupent une place très importante dans la littérature professionnelle et la formation. Parfois, les cabinets reflétaient ces positions théoriques. Par exemple, le cabinet d’un analyste jungien [d’après Carl Jung, psychanalyste suisse créateur de la psychologie analytique, ndlr] ressemblait à l’intérieur d’un ventre, en lien avec le concept jungien de “Temenos”, de sanctuaire sacré.
Parallèlement, un analyste freudien avait pour décoration un ensemble de photographies de poupées et d’autres objets qui représentaient un trésor de révélations personnelles à l’intérieur d’un endroit qu’on imagine très neutre. L’espace massif et minimaliste d’un spécialiste de la psychothérapie interpersonnelle aurait quant à lui pu être l’exemple parfait du cabinet freudien classique.
“Je ressens toujours un fond de tristesse et de perte quand je suis dans ces intérieurs”
Avez-vous été surpris par certains cabinets ?
J’étais souvent surpris par ce que je trouvais dans les intérieurs, et très souvent ému. Les cabinets professionnels des psychanalystes m’impressionnent : ils sont des refuges face au déluge d’une vie obnubilée et accélérée par les nouvelles technologies, une vie où rien ne dure plus longtemps que quelques instants et où il n’y a que peu de temps laissé à la méditation et au moment présent.
Je ressens toujours un fond de tristesse et de perte quand je suis dans ces intérieurs, et ce même quand la séance photo est agréable. Les ombres de Freud, de l’obscurité, de l’inconscient, de la perte et de l’indifférence humaine à la douleur planent dans ces endroits, aux côtés d’un espoir profond de réparation, de connexion et d’amour. Je suis inspiré par l’audace inhérente à l’existence même de ces cabinets face à des souffrances si intenses.
Dirigiez-vous les modèles de façon précise ?
Je vois les portraits comme des efforts pour créer des “images relationnelles”. Ce sont des moments construits en collaboration et immortalisés par l’appareil photo, des moments où chacun des deux partis – le photographe et le sujet – voit quelque chose de nouveau dans l’autre.
Ma “direction” est minimale. En général, je demande où le psychanalyste a l’habitude de s’asseoir et on part de là. Pendant la séance, je parle et j’écoute la personne que je photographie. Je dépends beaucoup de mon assistant·e, qui s’assure que l’éclairage et les équipements sont bien en place. […]
“Certains objets sont choisis pour honorer et signaler l’affiliation à la psychanalyse”
Ont-ils partagé avec vous pourquoi ils avaient décidé de décorer leur cabinet de telle ou telle façon ?
Une grande partie des conversations pendant les shootings traitaient des cabinets, même si on parlait également souvent de sujets plus larges. Certains objets sont choisis pour honorer et signaler l’affiliation à la psychanalyse : la plupart des cabinets ont un canapé, des livres et des œuvres d’art au mur. Parfois, des cadeaux d’ancien·ne·s patient·e·s sont exposés. La conception de certains cabinets a été influencée par le psychanalyste du psychanalyste. Cela peut résulter en une duplication de l’espace du maître ou en une répudiation de ce dernier.
Des éléments culturels et familiaux sont aussi souvent présents, avec des évocations du passé de l’analyste à l’intérieur même de l’espace de travail. Par exemple, je garde le diplôme en pharmacie de ma mère, daté de 1928, encadré et posé contre une bibliothèque près de la fenêtre. Je suis rarement conscient de sa présence, mais je sens que sa présence a conscience de moi et me guide dans mon travail.
Le livre de Mark Gerald In The Shadow of Freud’s Couch : Portraits of Psychoanalysts in Their Offices est disponible aux éditions Routledge.