Passionnée par la photographie depuis près de quinze ans, Malak El Sawi s’épanouit dans la création d’images en y insufflant ses propres règles. Après quatre ans passés à étudier la photo et la vidéo à la prestigieuse université Central Saint Martins, puis la photo de mode au London College of Fashion, elle est depuis plusieurs années de retour au Caire, sa ville natale, afin de poursuivre sa quête iconographique, qu’elle a d’abord vu comme une occupation d’adolescente.
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C’est en immortalisant ses camarades du lycée qu’elle s’est rendu compte de son inclination pour “les beautés atypiques”, qui ne plaisaient pas au monde aseptisé de la mode. Après son cursus académique, elle a décidé de s’accorder à ses envies, ses codes et ses goûts – avec brio. Nous avons posé quelques questions à Malak El Sawi afin qu’elle nous en dise plus sur ses images et ce qu’elles traduisent de sa génération, son pays et notre monde en général.
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Konbini arts | Tes séries mettent souvent en lumière ton pays d’origine. Peux-tu nous parler un peu de la façon dont l’Égypte t’inspire ?
Malak El Sawi | Je pense qu’on est toujours forcément inspirés par les endroits qui nous entourent. J’ai toujours eu une relation d’amour/haine avec l’Égypte, mais ma perception du pays a changé après la Révolution et lorsque je suis revenue y vivre, après quelques années passées à Londres.
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L’Égypte se trouve à un moment de transition très intéressant : le pays combat ses vieilles traditions et tente de faire de la place pour de nouveaux idéaux. Il y a un mouvement palpable à l’intérieur même de la jeunesse égyptienne, qui la pousse à être qui elle veut et pas ce que la société a imaginé pour elle. Ce contraste entre l’ancien et le moderne est très présent dans mon travail.
La culture et le style contemporains égyptiens m’inspirent aussi énormément, je trouve qu’ils sont bien trop peu représentés. La culture visuelle égyptienne connaît un phénomène très intéressant : les Égyptiens (en particulier les classes moyennes et supérieures) ont tendance à s’éloigner de l’esthétique égyptienne pour se rapprocher des tendances occidentales.
Cela finit par ressembler à une parodie d’une culture à laquelle nous n’appartenons pas. Je crois fermement qu’on devrait embrasser notre culture et ses singularités : c’est ça qui nous rend authentiques.
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“Il y a un mouvement palpable à l’intérieur même de la jeunesse égyptienne, qui la pousse à être qui elle veut et pas ce que la société a imaginé pour elle.”
De quelle façon souhaites-tu fidèlement représenter le Moyen-Orient que tu connais ?
Je ne suis pas forcément intéressée par le fait de contester les stéréotypes d’altérité, mais plutôt par celui de contester les vieilles réflexions traditionnelles. Au Moyen-Orient, il y a un contraste énorme entre ce qu’on porte, ce qu’on dit et ce qu’on fait en public par rapport à ce qu’on porte, ce qu’on dit et ce qu’on fait dans la sphère privée.
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Je veux tout mettre à la lumière du jour parce que, de toute façon, inévitablement, plus le temps passe et plus la vérité se fait entendre. Je pense que c’est face à cette vérité que les gens feront preuve de davantage d’ouverture d’esprit.
Comment parviens-tu à mélanger la précision de tes codes esthétiques à des messages forts ?
Ce que je préfère, c’est photographier des gens. Qu’il s’agisse de tenter de capturer l’essence de leur personnalité en une photo ou de créer une histoire dans laquelle ils deviennent personnages.
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J’aime le fait que mes photos aient une raison d’être, je suis d’ailleurs plus intéressée par cela que par l’esthétique en tant que telle. Clairement, j’ai une esthétique personnelle, et elle le devient de plus en plus avec le temps et la pratique. Mais l’esthétique découle de la raison d’être.
“Je crois fermement qu’on devrait embrasser notre culture et ses singularités : c’est ça qui nous rend authentiques.”
Tu préfères travailler au numérique ou à l’argentique ?
Je fais de la photo documentaire et de la photo de mode et, dans ces deux domaines, je travaille autant avec le numérique qu’avec l’argentique. En ce moment, pour des raisons esthétiques, je préfère la pellicule, mais je sens que ça peut changer. J’aime travailler à l’argentique parce que je trouve que ça ajoute de l’intention aux images : ne pas pouvoir voir la photo fait davantage réfléchir à ce qu’on est en train de photographier et pourquoi on le photographie.
C’est aussi une esthétique chargée de nostalgie et je suis quelqu’un de très nostalgique, comme tous les enfants des années 1990. Techniquement, je préfère le grain aux pixels et j’adore le fait que, lorsqu’on développe les images, ce soit de la vraie lumière qui frappe la pellicule, et pas de la lumière qui touche un capteur puis se traduit en langage numérique et devient une image. J’ai l’impression qu’on ressent mieux l’image ainsi.
“C’est une esthétique chargée de nostalgie et je suis quelqu’un de très nostalgique, comme tous les enfants des années 1990.”
Comment se passent tes séances photo ? Est-ce que tu les planifies beaucoup ?
Parfois, c’est le cas, parfois pas du tout. Mais même quand je prévois, je laisse une part libre à l’imagination. On peut tout prévoir de A à Z et tout de même se laisser inspirer sur le moment même, et en général, c’est là que la magie apparaît. Il faut à tout prix éviter un trop-plein de rigidité qui barre l’accès à ce genre de possibilités.
Je suis très investie pendant mes séances et je finis toujours par en faire beaucoup plus que ce que je “devrais”. Mais ça vient naturellement. Je finis toujours par diriger mes propres séances, choisir les modèles, les mettre en place et m’occuper de la coiffure et du maquillage. J’adore le travail d’équipe mais parfois, c’est plus facile de tout prendre en main soi-même.
Qui sont les gens que tu photographies ?
Je ne peux pas vraiment définir ce qui m’attire chez les gens que je décide de photographier, j’imagine que c’est simplement un petit “je ne sais quoi” particulier. Ça peut être ce qu’ils portent, ce qu’ils font ou leur regard. Je me rends à beaucoup de soirées et je photographie beaucoup de fêtards et de musiciens.
D’ailleurs, dès que je suis à une fête, je scanne la pièce, et la plupart des modèles avec qui j’ai travaillé pour des séances perso ou des collaborations avec des marques, je les ai repérés en soirées. Je recherche aussi des nouvelles têtes dans les rues, les marchés, vraiment partout. Je suis toujours en train de chercher des personnes à photographier.
Tu photographies beaucoup de femmes. C’est important pour toi de leur donner de l’espace visuellement parlant, notamment aux femmes égyptiennes ?
Il y a beaucoup de stéréotypes autour de “la femme arabe typique”. Elles font clairement partie des personnes les moins représentées sur terre. Quand je vivais à Londres, j’étais vraiment étonnée du nombre de gens qui pensaient que j’étais obligée de porter le voile en Égypte, alors que les seuls pays qui rendent obligatoire le port du hijab sont l’Arabie saoudite et l’Iran.
J’ai toujours aimé montrer de la peau. En bas de la maison de mes parents, il y avait un restaurant qui devenait une sorte de club à la fin du service. Je me rappelle quand on était assises dans la voiture avec ma mère et ma sœur et qu’on voyait des femmes entrer dans le club vêtues de minijupes et de hauts dos nu. Ma mère et ma sœur les jugeaient un peu mais moi, j’adorais ça. Je trouvais qu’elles ressemblaient à des poupées Barbie. Une des raisons principales pour lesquelles je voulais quitter l’Égypte quand j’étais petite, c’était pour porter ce que je voulais.
“Il y a beaucoup de stéréotypes autour de ‘la femme arabe typique’. Elles font clairement partie des personnes les moins représentées sur terre.”
Ta culture est donc liée à ton désir de mettre en images différentes femmes ?
Je trouve que le corps féminin a beaucoup de pouvoir. Il y a des femmes, ici, qui se sentent plus puissantes en se couvrant ; en ce qui me concerne, c’est en montrant mon corps comme il me plaît. Et je ne suis pas la seule. Je vois d’autres femmes comme ça autour de moi, mais elles sont sous-représentées. Peut-être que c’est parce qu’on a l’impression de faire quelque chose de mal en montrant plus de peau que ce qui est approuvé par nos parents ou par la religion.
Je pense que les limites de ce qui est considéré comme acceptable sont très intéressantes. On ne parle pas de strings ou de cache-tétons, parfois montrer juste une épaule peut être mal vu et je trouve ça fou. Donc, c’est bien de repousser ces limites, petit à petit.
“Je trouve que le corps féminin a beaucoup de pouvoir.”
Je photographie beaucoup de femmes aux opinions assez libérales ici et je pense que je suis assez privilégiée parce que je sais que j’ai leur confiance. Mes modèles savent que je n’approche pas les situations de façon purement objective, donc il y a un sentiment de camaraderie entre nous. Je crois vraiment fort en l’inclusivité ceci dit, et j’ai photographié des femmes portant le hijab. Mais je pense qu’en tant que photographe, je suis plus attirée par des femmes auxquelles je m’identifie.
Les sujets de tes images sont toujours très éclectiques. Peux-tu nous parler de la place qu’a l’humour dans tes images ?
J’ai toujours traité mes sujets avec une touche d’humour, même les thèmes les plus sérieux. Mon sens de l’humour peut être assez sombre mais je pense qu’approcher les choses avec légèreté les rend vraiment plus puissantes. Pas seulement concernant la photographie ou mon magazine, Creamer, mais aussi concernant l’écriture ou la poésie. Une de mes images préférées a été prise lors de la révolution égyptienne par un photographe dont je ne connais pas le nom. On voit un jeune garçon hilare jouer de l’accordéon alors que la ville s’embrase derrière lui.
“En tant que photographe, je suis plus attirée par des femmes auxquelles je m’identifie.”
Tu tentes donc d’équilibrer le sérieux et le futile ?
Tout à fait. Cet équilibre vient de lui-même lorsque je mélange l’imagerie de mode à des problématiques sociales. À l’université, j’ai beaucoup travaillé sur la photographie de mode en tant que commentaire sociopolitique, en me demandant si ce domaine de la photo pouvait être un médium pour parler de la société ou si c’était carrément offensant de les mettre en relation.
Mes plus grandes inspirations en termes de photo de mode sont des gens comme Steven Meisel et Franca Sozzani, et notamment leurs éditos les plus controversés pour Vogue Italia, tels que “Make Love Not War” et “State of Emergency” (sur la politique migratoire américaine).
Ces deux séries ont été vivement critiquées, on les a accusées de vouloir rendre glamour la guerre et la violence, simplement parce que c’était des photos de mode et que celles-ci ne sont pas considérées comme assez légitimes pour discuter de questions aussi sérieuses. On peut voir la mode comme une industrie insipide, mais on ne peut pas nier le pouvoir des images de mode et leur large diffusion.
Justement, en parlant de cet esprit comique et incisif, est-ce que tu peux nous en dire plus sur Creamer ?
Creamer, c’est un fanzine satirique axé sur les arts et la musique que j’ai créé en collaboration avec cinq amis à Londres. Même si on l’a décrit comme un magazine trash à lire aux toilettes, on y parle beaucoup de politique et on traite de sujets tels que le féminisme, les droits LGBTQIA+ et les affaires actuelles qui secouent le monde, le tout de la façon la plus digeste possible, avec des blagues de mauvais goût sur la pop culture.
Vous pouvez retrouver le travail de Malak El Sawi sur son site et son compte Instagram.