Ce duo voyage partout pour créer une présence dans des lieux souvent inhabités. Une présence qui se manifeste par un fumigène coloré.
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Depuis quelques années, Isabelle Chapuis et Alexis Pichot se réunissent pour une aventure commune : Blossom. Sous leur nom de duo Isabelle & Alexis, ils parcourent le monde entier avec pour seul but de saisir un instant décisif et de capturer l’éphémère. Toujours dans des lieux inhabités, industriels ou perdus au milieu de la nature, ils invoquent une présence qui se manifeste par une sorte de spiritisme, de figure fantomatique évanescente : un fumigène coloré. À la croisée entre le land art et la photographie, ces petits nuages révèlent le paysage à lui-même, viennent le hanter et l’habiter, comme le but premier de la photographie qui est de révéler une image au moment de l’étape du révélateur utilisé en argentique. La nature et la ville se retrouvent magnifiées au cœur de volutes de fumée.
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Tout leur travail se construit autour d’une ambivalence, celle de l’intervention de l’Homme dans des lieux à couper le souffle, de l’absence et de la présence, dans des lieux tristes mais beaux où la fumée voile et dévoile l’architecture du paysage. À travers une approche esthétique pour Isabelle et plus architecturale pour Alexis, ce duo nous a parlé de ses inspirations, de quelques anecdotes de grands baroudeurs et de l’imaginaire enfantin, lors d’une interview. Rencontre avec deux esthètes complémentaires.
Cheese | Pourriez-vous vous présenter ? Comment avez-vous commencé la photographie ? Vous êtes des autodidactes ou vous avez suivi une formation ?
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Isabelle | Après un bac littéraire, je suis rentrée à l’École supérieure d’arts graphiques Penninghen, dont je suis sortie diplômée cinq ans plus tard. Nous avions un cours de photo, mais c’est tout de même très différent que de faire une école de photos à proprement parler. Cette école m’a appris à composer une image, à concevoir un message visuel, mais pas à faire une photo précisément. C’est d’ailleurs peut-être ce qui guide et nourrit mon approche visuelle aujourd’hui : je perçois la photo comme un outil qui capture les mises en scène que je crée et non comme une fin en soit. J’ai appris la technique par moi-même, en faisant des essais et beaucoup d’erreurs, aussi. J’ai suivi un cours du soir au Centre Jean-Verdier pendant quelques mois, qui a débouché sur un stage au Studio Pin Up à Paris.
Alexis | Après dix années dans la décoration d’intérieur, j’ai effectué un virage professionnel en me lançant en autodidacte dans la photographie d’architecture et d’espace. Je me suis spécialisé dans les prises de vues de nuit tout en mettant en scène des créations lumineuses. Ces “installations” de lumière sont éphémères et rendues visibles grâce au procédé photographique du temps de pause long.
Comment définiriez-vous votre travail ?
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Isabelle & Alexis | Notre série Blossom est née de notre passion pour les univers oniriques et de l’envie de créer ensemble. Ces nuages de couleurs symbolisent le processus créatif, sans limite géographique ni temporelle.
Où puisez-vous votre inspiration, vos idées ? Avez-vous des influences émanant de différents domaines ou des grands maîtres spirituels ?
Isabelle | Pour cette série, le land art m’inspire beaucoup, en particulier Nils Udo et Robert Smithson. Quant au rapport à la couleur, je me sens particulièrement touchée par les expressionnistes abstraits tels que Rothko et Newman. Être devant une toile de Rothko est une expérience sensorielle à part entière. Dans un style très différent, j’aime énormément l’onirisme du photographe Tim Walker.
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Alexis | Je suis ému par la confrontation entre la beauté de la nature et l’empreinte industrielle créée par l’Homme, ces deux dernières composant souvent des paysages chargés d’émotions contraires. Ces sensations, je les retrouve dans les images d’Edward Burtynsky, Andreas Gursky et Nadav Kander… Ce sont des moments troubles, de remises en question.
Quel est le moment que vous préférez dans la création d’un projet ?
Alexis | Le moment où l’on met en application le projet créatif, c’est-à-dire le shoot !
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Isabelle | Pour moi, c’est le moment de la conception, de la création en amont de la prise de vues.
Comment vous est venue cette idée : photographier des nuages colorés dans des lieux à couper le souffle ?
Quand nous nous sommes rencontrés en décembre 2011, une amie nous a parlé du concours “Paris Je t’Aime”. Nous avons choisi d’y répondre en mettant en scène un fumigène rose dans les rues de Paris. Depuis, cette série n’a de cesse de se développer à travers nos différents voyages.
Dans quelle mesure l’architecture compte ?
C’est au cœur de l’architecture, de la nature ou des villes que nos nuages de couleurs prennent vie. Ils transforment ces lieux par leurs formes sculptées grâce au vent. Ces espaces architecturaux sont le point de départ de notre réflexion, et nos choix de mises en scène en découlent.
Ça fait quoi de travailler à deux ? Qui apporte quoi au duo ?
C’est très positif, l’échange enrichit et stimule la créativité. Aussi, dans les moments de doute, le fait de pouvoir se questionner mutuellement permet d’aller plus loin et parfois plus vite. Isabelle apporte sa sensibilité sur la matière et la couleur, tandis qu’Alexis offre une lecture architecturale de l’espace.
Dans quels pays avez-vous voyagé ? Y a-t-il un pays qui vous a particulièrement marqué ? Une anecdote à partager lors de l’une de vos aventures ?
Nous avons beaucoup voyagé en France, mais aussi en Belgique, en Espagne, au Maroc, en Norvège, aux États-Unis, au Mexique, au Guatemala, en Turquie, en Chine… Lors de notre voyage en Turquie, nous avons visité la Cappadoce, particulièrement séduits par ses chaînes de montagnes érodées. En regardant une carte, nous avons noté la présence d’un lac salé à quelques heures de route d’où nous étions, aucun guide touristique ne le mentionnait.
Nous avons commencé à essayer de nous renseigner auprès des locaux, la plupart ignorait cet endroit et ceux qui le connaissaient nous déconseillaient fortement d’y aller : comme ils disaient il n’y avait RIEN là-bas, ni bar, ni restaurant, ni hôtel, ni boîte de nuit, en somme rien pour les touristes ! Voilà qui nous donnait encore plus envie de nous y rendre. Nous avons donc loué une voiture et roulé pendant plusieurs heures avant d’arriver à proximité du lac. Mais impossible de trouver une route pour y accéder. C’était terriblement frustrant, nous savions que nous n’étions plus très loin mais nous ne trouvions pas d’accès. Nous avons donc décidé de rouler tout droit jusqu’au lac en traversant une terre accidentée… Nous avons crevé un premier pneu, mais nous y étions arrivés : face à nous le paysage se divisait en deux, une bande de sel blanche et un ciel bleu vif.
La luminosité était très forte et la chaleur écrasante. Nous avions en tête notre image, le reste avait peu d’importance. Nous avons marché un bon bout de temps avant de trouver l’espace qui nous touchait le plus, qui représentait cet espace où le temps est suspendu. Nous avons choisi d’utiliser un fumigène bleu, comme si un nuage, de la même couleur que le ciel s’était décroché pour se poser sur ce sol blanc dont la réflexion nous éblouissait. Notre photo réalisée, nous plions bagage. Nous marchons à nouveau sous cette chaleur insoutenable, afin de rejoindre la voiture dont les sièges nous brûlèrent les jambes. À la recherche d’une piste, voilà un deuxième pneu qui lâche… Deux pneus crevés contre une photo réalisée : l’équation était positive !
Comment procédez-vous ? Comment choisissez-vous les destinations et les couleurs pour chaque lieu ? Y a-t-il une spontanéité ou vous aimez tout préparer ?
Les destinations sont choisies en fonction de là où nous avons envie de voyager. Mais aussi, nous faisons des roadtrips dédiés à la photographie. Que ce soit en découvrant des lieux de façon aléatoire à travers nos voyages ou bien lors de déplacements pour lesquels les lieux sont un peu plus décidés en amont. Dans tous les cas, nous ne préparons rien. Nous laissons le lieu nous inspirer et choisir sur l’instant ce que le lieu nous évoque, l’histoire que nous avons envie d’y raconter. Le choix des couleurs vient spontanément en fonction de la lecture du lieu que nous souhaitons transmettre.
Parlez-nous de votre collaboration avec Bruno Fontana ?
C’est une belle rencontre, grâce à la galerie Rivière/Faiveley par laquelle nous sommes tous les trois représentés. La galeriste, Sophie Rivière, préparait une foire où allaient être exposés nos travaux respectifs et c’est en parlant tous les quatre de scénographie que nous avons eu envie de créer une série commune alliant nos deux univers. L’accrochage avait lieu deux semaines plus tard, nous avions donc très peu de temps pour créer cinq images afin de présenter l’amorce de cette nouvelle série, que nous avons intitulée Dernier Souffle. Pour celle-ci, nous avons exploré ensemble plusieurs villes et villages de France, à la recherche des dernières cabines téléphoniques, avant leur disparition. Nous avons poursuivi ce travail de mémoire quelques mois plus tard, en vue de notre solo show à la galerie Rivière/Faiveley, afin de compléter et de finaliser cette typologie de publiphones. En parallèle, une vidéo fut réalisée en collaboration avec le vidéaste Jules Hidrot.
Il y a quelque chose qui relève de l’évanescence, de l’éphémère et de l’instant dans vos clichés. Que cherchez-vous à révéler à travers tous ces paysages ?
Quand nous sommes au milieu d’espaces vastes et déserts, le temps nous semble suspendu. Ce manque de points de repère est un espace fertile pour la créativité, laissant libre court à l’imagination et procurant une pure sensation d’évasion. Les espaces vides sont pour nous une invitation à la liberté de mouvement. La notion d’instant saisi nous ramène à l’importance de vivre dans le présent tandis que l’évanescence nous rappelle que tout est temporaire.
Peut-on parler de présence fantomatique, voire de spiritisme, en regardant vos photographies ?
Ce projet est nourri de ce souvenir d’enfance, lorsque nous nous laissions aller à voir des formes imaginaires et fantomatiques dans les nuages. Nous aimons cultiver cette innocence et cet état de rêverie en tant qu’adultes. C’est exactement cette invitation à l’onirisme que nous souhaitons communiquer aux gens, afin qu’ils lisent dans la fumée leurs propres formes. Chacun est libre de lire nos images en fonction de sa propre histoire.
Comment gérez-vous le mouvement aléatoire de tous ces fumigènes ?
Le fait que la fumée soit imprévisible est quelque chose que nous aimons. Nous étudions le vent avant chaque prise de vues et tentons d’abriter la fumée afin qu’elle puisse se déployer avant d’être soufflée. Mais bien souvent, le vent ne suit pas la courbe que nous avions imaginée et nous nous adaptons sans cesse. D’où la force d’être deux dans ce projet où il y a tant d’aléatoire. Lorsque nous arrivons sur un lieu, nous décidons le cadrage ensemble, l’un de nous se place donc à l’emplacement choisi et l’autre bouge en satellite suivant les impulsions du vent qui dessinent la fumée.
Que pensez-vous de toutes ces applications dédiées à la photographie (Instagram, VSCO…) ? Est-ce qu’elles dénaturent l’art photographique selon vous ou est-ce une bonne chose ? Comment utilisez-vous les réseaux sociaux pour votre pratique artistique ?
C’est l’évolution de notre époque et il faut vivre avec son temps ! Grâce à ces médias, la photographie s’est démocratisée et est devenue accessible presque à tous. Nous utilisons les réseaux sociaux pour partager nos images. Aujourd’hui, beaucoup de personnes sont sensibles à la photographie et la créativité s’exprime par ce biais, même avec un smartphone. Le point négatif que nous voyons est la déprofessionnalisation de notre métier. Il est de plus en plus difficile de vivre de la photographie. Les marques, la presse, tous utilisent massivement Internet et les réseaux sociaux.
Lorsqu’une marque nous passe commande pour une campagne Web ou qu’un magazine nous propose une publication online, c’est à chaque fois le même discours : c’est pour Internet il y a peu ou pas de budget. Alors que leur cible est beaucoup plus présente et vaste sur Internet qu’avec une diffusion papier… Cette démocratisation a donc un effet pervers puisque que tout le monde peut devenir photographe : avec un téléphone, des photos sympas et surtout des followers, on devient “bankable”. Le hic, c’est que ces personnes, en général, ont un travail et ne connaissent pas la valeur des droits d’auteurs, ils se suffisent d’un simple crédit… Sans aucun doute, c’est un métier qui évolue, il faut s’adapter, renouveler son regard et son approche.
Y a-t-il une ligne directrice, des thèmes ou des valeurs qui reviennent dans chaque projet ?
Nous retrouvons dans chacun de nos projets la matière dans l’espace ainsi que la couleur au cœur de nos mises en scène. Mais aussi et surtout une façon de voyager, de se perdre dans les paysages que nous traversons.
Quels conseils donneriez-vous aux personnes qui aimeraient se lancer dans la photographie et aux jeunes photographes ?
Même si ce métier n’est pas simple, répondre aux passions qui nous animent est vital. Il nous semble primordial de s’écouter et de ne jamais baisser les bras.
Quel est le projet le plus fou, en photographie, que vous aimeriez avoir fait ou que vous aimeriez faire ?
Nous demander de créer des images magnifiant la nature à travers le monde entier, rien que ça ! En somme une résidence à travers toute la planète Terre [sourire].
Y a-t-il des artistes qui ont pu capter votre attention récemment ?
Ren Hang avec une série où il met en scène sa mère, Olafur Eliasson, les portraits de Katy Grannan…
Des projets à venir ?
Nous sommes en train de finaliser une commande pour le Grand musée du parfum qui ouvrira ses portes en décembre. Nous prévoyons une résidence en Chine.
Sinon, concernant nos projets personnels, en parallèle de ce projet commun, Isabelle a actuellement des expositions dans cinq villes de Chine : Pékin, Changsha, Canton, Shenzhen et Dalian.
Vous pouvez également suivre leur travail sur Instagram.