Chorégraphe, danseur, directeur artistique et metteur en scène franco-vietnamien, Jérémy Tran s’est inspiré de la photographie de Kim Phuc Phan Thi, fillette brûlée au napalm immortalisée par Nick Ut durant la guerre du Vietnam, pour Ce qu’il nous reste, sa création accueillie par le Grand Théâtre de Genève. Pour lui, l’art regroupe les notions de lutte, mais aussi de partage, d’amour et de soin. “Je crée pour les autres.” Rencontre.
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Konbini | Ton travail questionne la mémoire qu’on transmet malgré nous, les non-dits hérités de nos parents, des traumatismes de guerre, d’épidémie, de révolution… Comment cette petite fille se retrouve-t-elle au cœur de ta création ?
Jérémy Tran | C’est un écho à mon histoire personnelle. J’essaie de comprendre la complexité et l’horreur qu’a vécues mon père lors de la guerre du Vietnam. Je tombe sur cette photo qui me tord les boyaux et décide d’en faire une image clé de la pièce. C’est une forme d’hommage aux Vietnamien·ne·s mais aussi une réflexion sur la place de la France dans cette guerre. Je pose un regard critique sur l’Histoire, mais je l’aborde avec une vision cinématographique, un peu comme du cinéma muet.
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La musique est signée Valentin Hadjadj qui est le compositeur du film Girl et Close de Lukas Dhont. Là où les mots s’arrêtent, le corps prend le relais. Je suis de la génération qui s’autorise à exister et à analyser le passé. Je crois que c’est d’utilité publique et j’ai la sensation qu’en ce moment, il y a une certaine écoute.
Tu décris tes chorégraphies comme de “longs cris silencieux”. Sont-elles des appels à l’aide ?
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Le sentiment d’injustice est assez fondamental dans mon travail, c’est évidemment un carburant. J’essaie de donner la parole à des gens [qu’on n’écoute pas] et ça passe à travers le geste. Je travaille actuellement au théâtre sur les victimes d’inceste et le personnel soignant dans les hôpitaux. Faire crier silencieusement des corps, j’ai l’impression que c’est parfois plus percutant que les mots, ça m’évoque la révolte.
“Le sentiment d’injustice est assez fondamental dans mon travail, c’est évidemment un carburant.”
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Aujourd’hui, on parle d’écriture inclusive, de la notion de genre, de fluidité. Petit garçon, comment s’est jouée pour toi la question de la masculinité ?
J’ai commencé la danse classique à huit ans puis la danse contemporaine au conservatoire de Lille à 16 ans. Il y a eu des insultes et remarques au collège, mais la danse m’a permis de me réconcilier avec ma masculinité et d’affirmer ma féminité. Un endroit de liberté. Dans le milieu du ballet, il y a encore trop peu de versatilité : la femme, l’homme.
Mais dans la société, les gens “hors normes” sont en train de prendre la parole et de crier qu’ils existent et qu’ils ont ce droit. Je m’y retrouve. On est tous·tes conscient·e·s des choses qui nous font face, le patriarcat, le colonialisme… Je ne dis pas qu’il faut être radical·e, mais il faut de la force pour s’imposer dans ce monde-là. Par exemple, Timothée Chalamet contribue à repenser les codes du masculin. C’est tant mieux !
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“Faire crier silencieusement des corps, j’ai l’impression que c’est parfois plus percutant que les mots, ça m’évoque la révolte.”
Tu parles d’un rapport amour-haine que tu entretiens avec la danse, pourquoi ?
La danse est intransigeante. On ne peut pas mentir, on danse avec son corps, on est confronté·e à soi-même. Ça attire aussi le regard des autres sur soi. Ma place d’homme franco-vietnamien dans notre société, avec ce que ça a de beau, attire aussi de la violence.
Justement, dans le cadre du podcast Tous danseurs, tu as pu revenir sur tes origines, qu’est-ce qu’elles impliquent dans ton quotidien ?
J’ai été éduqué dans une assimilation extrême. Zéro accent. Je ne parle pas vietnamien. Il y a toujours eu cette idée de réussite optimale. Le racisme antiasiatique, je l’ai ressenti très clairement lorsque j’ai prétendu à des postes à responsabilités, de metteur en scène, chorégraphe, réalisateur. C’est un racisme très particulier, sournois, moins frontal que d’autres. Est-ce qu’on nomme des personnes d’origine asiatique à des postes élevés en France ? Trop peu.
Par tes choix et tes mots, tu insistes sur le rôle politique de la danse, d’où te vient cette conscience-là ?
Tous les publics m’intéressent, mais j’ai à cœur d’aller chercher celles et ceux qui n’ont pas forcément accès à la culture. Je viens d’une famille comme ça. Ce que je veux dire c’est que je sais d’où je viens. J’ai un parcours républicain et je mesure ce que je lui dois. Si on va plus loin, les danseuses et danseurs sont des gens qui se sont très peu syndiqués, qui ont peur de revendiquer leurs droits. C’est politique, ça me tient à cœur de défendre cette profession.