Une exposition d’une soixantaine des photographies d’Edvard Munch est visible en ligne et au sein du Musée Munch d’Oslo. Si, comme en ce qui nous concerne, un voyage en Norvège n’est pas à l’ordre du jour, vous pouvez vous balader dans la version virtuelle de l’expo “The Experimental Self”, dédiée au travail photo méconnu du peintre.
Publicité
À l’époque d’Edvard Munch (né en 1863 et mort en 1944), la pratique de la photographie est relativement récente et certainement pas démocratisée. L’information est capitale. Elle permet de souligner deux aspects notables du travail photographique de l’artiste : l’appareil n’est pas, pour lui, un objet du quotidien, et il l’utilise comme un objet d’expérimentation. Il s’essaie à la photographie à deux périodes distinctes de sa vie, de 1902 à 1910 d’abord, puis de 1927 à 1932.
Publicité
La photo comme refuge
À ces deux reprises, son attraction pour la photo découle d’événements personnels. La première fois qu’il s’y met, en 1902, il vient de se séparer de sa compagne Tulla Larsen, après une relation passionnelle de quatre ans. Les versions de leur soirée d’adieu diffèrent mais la conséquence est la même : lors d’une dispute, Edvard Munch se blesse à deux doigts de la main gauche à cause d’un tir de revolver.
Publicité
Les amants se séparent et Tulla Larsen refait sa vie. Edvard Munch quant à lui (qui a toujours averti sa compagne de son incapacité à répondre à ses désirs de bonheur terrestre et son impossibilité de “faire partie de cette terre”) peine à se remettre de cette séparation et entre dans un profond désespoir, jusqu’à passer quelques mois dans une clinique danoise, entre 1908 et 1909. C’est durant ces sombres années émotionnellement qu’il se met à la photo.
Pendant la quinzaine d’années suivantes, plus rien. Il touche de nouveau à un appareil (et se met même à filmer) dans les années 1930, alors qu’il souffre d’une hémorragie de l’œil droit qui le rend, temporairement, à moitié aveugle. Tel que le note “Lunettes Rouges”, dans un article d’un blog du Monde, “la photographie n’est pas un acte banal et quotidien, mais un refuge” :
Publicité
“Les deux seuls moments de sa vie où il photographie sont donc deux périodes de diminution physique et mentale, deux périodes d’angoisse et de repli. […] Après 1910, rétabli et calmé, puis après 1932, de nouveau en possession de ses moyens, il ne photographie quasiment plus.”
Un photographe “amateur”
Une partie de l’exposition, découpée en séquences, est consacrée au “photographe amateur” qu’il était. Dire cela de Munch ne revient pas à dénigrer son art, c’est au contraire le glorifier. Sa force réside précisément dans le fait qu’il s’est toujours considéré comme un débutant. Son expérimentation infinie de la technique a été mise au service d’une créativité sans borne.
Publicité
Dans ses images, il joue avec les surexpositions, le flou, les compositions anarchiques et décentrées – qui coupent les visages et oublient un membre. “Ce qui avait peut-être commencé par être des accidents s’est transformé en élément habituel de son travail”, analyse le musée :
“Dans nombre de ses autoportraits, Munch bougeait pendant le temps d’exposition, transformant son corps en une silhouette fantomatique. Dans ses photographies prises en studio, Munch et son travail semblent exister, hors de l’espace et du temps, l’un avec l’autre. Il expérimentait souvent ces effets : ‘Si nous avions des yeux différents, plus forts’, écrivait Munch, ‘nous serions capables, comme des rayons X… de voir notre forme astrale – et nous aurions des formes différentes.’
Il est aisé de lire ses images vacillantes et superposées à la lumière de ces spéculations. D’un autre côté, Munch regardait avec humour ses images. Dans une lettre adressée à un de ses cousins, Ludvig Ravensberg, en juin 1904, il confie : ‘Quand j’ai vu mon corps photographié de profil, j’ai décidé, après en avoir discuté avec mon orgueil, de me mettre au lancer de pierres, au javelot et à la natation.'”
Publicité
Ses “erreurs techniques” trouvent explication. Prenons l’exemple, tout comme “Lunettes Rouges”, d’une photo de Rosa Meissner (ci-dessus), photographiée nue dans une chambre d’hôtel. Modèle de l’artiste, elle aurait également été sa maîtresse à l’été 1907.
À gauche de la jeune femme, une silhouette apparaît, habillée. Il s’agirait de la sœur de Rosa, Olga “elle aussi modèle, elle aussi sans doute maîtresse du peintre cet été-là”. Dans nombre de bizarreries se trouve un secret, une explication souvent biographique.
L’avant-garde du selfie
Au contraire de ses collègues de l’époque, l’artiste n’utilise pas la photo comme un outil documentaire lui permettant d’immortaliser ses peintures. Il photographie ses compagnes, ses maîtresses, des paysages et surtout, lui-même.
C’est lorsqu’il perd une partie de la vision de son œil droit qu’il se met à régulièrement braquer son appareil vers lui-même, comme une extension nouvelle de son œil momentanément perdu. Il utilise alors des appareils “populaires”, petit format, “à peu près de la taille d’un smartphone”, précise le musée.
Dans une lettre écrite en 1930, il raconte “prendre d’innombrables photos de [lui]-même”. Pourtant, au contraire de ses peintures, il garde ses images pour lui et ne les expose pas : “Un jour, quand je serais vieux et que je n’aurais rien de mieux à faire que d’écrire mon autobiographie, tous mes autoportraits reverront la lumière du jour.” Bien que réalisées dans la sphère privée, les images sont destinées au grand public – un peu de la même façon que les selfies actuels, pris dans l’intimité, pour les réseaux sociaux très souvent.
Morcelée, la carrière photographique d’Edvard Munch raconte en filigrane un artiste à la créativité foisonnante, un homme à tendance narcissique, qui connaissait des difficultés dans les relations humaines, notamment amoureuses.
En se polarisant sur les photos d’un artiste connu pour sa peinture, le Musée Munch donne au public l’occasion d’entrer, par un angle novateur, dans son art et son intimité. La version virtuelle de l’exposition – qui n’a nullement l’ambition d’être une visite numérique – permet une rencontre réussie avec ces œuvres rares de l’artiste, qu’on lui soit familier·ère ou non.
La version virtuelle de “The Experimental Self” est disponible ici.
À lire également -> Pourquoi faut-il éviter de respirer trop près du “Cri” de Munch ?