Natacha Ikoli, l’artiste qui milite pour une meilleure représentation des peaux noires au cinéma et en photo

Publié le par Julie Morvan,

© Natacha Ikoli

Rencontre avec la reine de l’étalonnage et de la couleur.

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En 2020, Vogue et la photographe Annie Leibovitz étaient épinglés pour leur retouche photo “jaunie” de la peau noire de l’athlète Simone Biles, qui faisait leur une. Ce constat a remis en question le manque de diversité dans les équipes créatives des médias, le savoir-faire quand il s’agit de photographier et retoucher des peaux noires, et les représentations erronées des couleurs de peaux en général.

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Plus récemment, Aya Nakamura a répondu aux nombreuses photos non flatteuses prises par des photographes pro sur le tapis rouge des NRJ Music Awards, en postant de sublimes photos retouchées par ses équipes. C’est un fait, les peaux noires continuent d’être mal représentées en photographie, sur grands et petits écrans. “Si on est une personne de couleur et qu’on a regardé un peu de films dans sa vie, on voit depuis toujours des gens qui ne nous ressemblent pas, ou bien qui sont représentés hyper-grossièrement”, nous confie Natacha Ikoli.

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Photographe, réalisatrice et coloriste franco-congolaise, cette passionnée de l’image se bat pour de meilleures représentations des carnations au cinéma et dans la technologie. Elle nous raconte son parcours, du montage à l’étalonnage de films, en passant par la création d’une caméra de smartphone plus juste.

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Konbini arts | Salut, Natacha ! Comment es-tu arrivée dans le milieu de l’image et du cinéma ?

Natacha Ikoli | Après le bac, j’avais envie de faire des activités artistiques mais le système universitaire français ne me convenait pas du tout, donc je suis partie étudier la production vidéo à Londres. Ensuite, j’ai décroché mon premier job au département Communication de l’Unicef, à 22 ans, en tant qu’assistante montage. C’est une expérience formatrice, on produit une ou deux vidéos par jour et ça m’a tout de suite donné le sentiment de faire quelque chose d’important, de faire circuler un message essentiel.

Je me dis très vite que j’ai envie de travailler dans le cinéma, même je ne sais pas encore quelle place occuper. Je n’ai pas de relations, je ne viens pas d’un milieu culturel cinéphile. En famille, on regardait les téléfilms le dimanche. Mais après sept ans à l’Unicef, je me lance dans le montage en free-lance et une amie à New York me parle d’un bon plan.

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Donc j’arrive en studio d’étalonnage et là, on me dit qu’ils ne cherchent pas du tout de monteuse… mais quelqu’un en post-production ! Je n’y connais rien du tout, moi ! Pourtant, j’ai le job et j’apprends sur le tas pendant trois mois. À la fin, je sais que j’ai envie de faire de la couleur. C’est la parfaite combinaison de la technique et de l’esthétique ! Je rejoins d’autres studios d’étalonnage en tant qu’assistante d’étalonneurs pour de la pub, des courts-métrages, etc.

@blaiz77 Pas facile d’être noir #humour #fyp #prt ♬ DIE - Gazo

C’est difficile d’évoluer dans milieu de l’étalonnage ?

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La postproduction, c’est un milieu où il y a très peu de femmes en général. Ce n’est pas du tout les missions dans lesquelles on t’attend… Souvent, même dans les grands groupes, j’étais la seule étalonneuse femme. Chez Company 3 par exemple, il y avait une seule femme à New York, peut-être trois à Los Angeles… Est-ce que c’est vraiment normal qu’en postproduction, en étalonnage, tu n’aies que dix meufs dans tout le pays ?

Et puis, j’ai attendu naïvement que quelqu’un me fasse passer d’assistante à étalonneuse… Et quand je me suis rendu compte que personne n’allait le faire, j’ai démissionné et j’ai dit : “OK, je suis étalonneuse, maintenant !” L’élection de Donald Trump à ce moment-là joue beaucoup, ça a été un déclic. J’ai réalisé que le monde était tellement instable, tellement fragile, qu’il valait mieux faire ce qu’on aimait et qui faisait sens pour nous.

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“Les étalonneurs, en majorité des hommes blancs d’un certain âge, se contentent de reproduire ce qui a déjà été fait auparavant.”

Pourquoi ça fait aussi sens pour toi, l’étalonnage ?

Il y a beaucoup de symboles dans les images qu’on fabrique, et donc des biais. Mais ces biais sont beaucoup moins faciles à détecter que dans le script. Parce que ce n’est pas une science exacte : la couleur est une question d’observation, de subjectivité, de sensibilité… Les étalonneurs, en majorité des hommes blancs d’un certain âge, se contentent de reproduire ce qui a déjà été fait auparavant par habitude de représenter des personnes de la façon dont ils les ont toujours vues…

Alors qu’il ne faut pas prendre ce qu’ils disent comme la Bible ou la science. Oui, il y a des étalonnages, des couleurs qui ne pas mettent en valeur certaines personnes ! Quand il y a quelqu’un avec un teint de peau plus foncé en arrière-plan, ils ont tendance à l’éclaircir. Juste parce que certaines personnes ont décidé que ce qui était beau, c’était le clair, et ce qui l’était moins, le foncé.

Le poste de travail de Natacha Ikoli au Nice Dissolve Studio pour le film “Invisible Beauty”. (© Natacha Ikoli)

Comment fais-tu pour faire bouger les choses ?

J’ai vite remarqué que personne ne se posait la question du traitement des couleurs. On veut du “beau”, mais on ne réfléchit jamais aux critères de beauté qu’on emploie. Personne ne se dit : “Oui, elle est très jolie, mais est-ce que c’est son vrai teint ? Est-ce qu’on a envie de la représenter avec ce teint-là ?” C’est tabou, ce n’est pas un sujet. Le traitement de la carnation vient au mieux au milieu du processus.

Moi, je n’ai pas ces codes-là, je fais des tests, des allers-retours… Je prends en compte l’apparence des protagonistes, le traitement de leur teint dans l’image. Ça me tient à cœur. Il faut prendre le temps pendant la session d’étalonnage de mettre l’accent sur ça. Non, on n’est pas color blind. Ça se remarque, les carnations sublimées et celles qui ne le sont pas, ce qui est naturel ou artificiel, trop foncé ou trop clair, trop contrasté, trop saturé, trop brillants ou pas assez.

“Non, on n’est pas color blind. Ça se remarque, les carnations sublimées et celles qui ne le sont pas, ce qui est naturel ou artificiel.”

Tu as aussi travaillé sur la création d’une caméra de smartphone. Tu peux nous en parler ?

Il faut partir du principe qu’un objet n’a pas de biais. Il prend une image, il la capte. Mais c’est l’humain qui va décider de la façon dont elle sera traitée, de sa mise en valeur. Par exemple, quand je prends une photo de ma famille avec un Samsung ou un iPhone, ça ne va jamais, il faut faire des ajustements…

Ou alors, prenons des amies dans un bar qui veulent faire un selfie, et sur les trois, il n’y en a que deux que l’on voit. S’il y a trois personnes avec trois teints différents, il faut pouvoir voir les trois teints ! Donc là, l’objectif avec ce projet Real Tone, c’est de faire en sorte que, sur un Google Pixel, on n’ait pas à modifier les réglages par défaut de la caméra pour prendre une photo ou que l’appareil photo capte tous les teints, et pas uniquement ceux de l’hémisphère nord.

Pour ça, on a fait des tests avec plusieurs images, dans plusieurs situations, sur un échantillon de personnes très large. On se demande : “Est-ce qu’on te voit bien, est-ce que tu aimes comment tu ressors ? Ah, celle-là, elle est beaucoup trop rouge, personne n’est rouge comme ça dans la vraie vie…” Des constats flagrants. L’inclusion est là : on teste sur tout le monde. On se fie aussi à des données très objectives, le signal RVB, le reflet du contraste dans les contextes de basse lumière… C’est de la physique !

“Les smartphones sont des outils qu’on utilise tous les jours. Ils font circuler des images et forgent l’inconscient de tout le monde. Donc que la technologie soit inclusive, c’est important.”

Et ça fonctionne ?

Oui, ça fait trois ans que je collabore dessus côté recherche d’images et j’ai vraiment vu le progrès. C’est hyper-important car les smartphones sont des outils qu’on utilise tous les jours. Ils font circuler des images et forgent l’inconscient de tout le monde. Donc que la technologie soit inclusive dans ces moments-là, c’est important.

Quand on se rend compte que tout son entourage professionnel vient du même milieu, il faut essayer d’aller chercher au-delà, quitte à accepter des personnes avec moins d’expérience, à les former, car le point de vue de l’autre nous enrichit. Plus on élargit le cercle des personnes qui sont dans la représentation, plus on va vers une représentation plus honnête. Et s’il y a plus de jeunes femmes “issues de la diversité” comme on dit en France, moi, j’aime bien juste dire “de tout bord”, qui sont intéressées par le milieu de l’étalonnage, qu’elles y aillent, quoi. On les attend. Venez !

Natacha Ikoli présente deux films au Sundance Film Festival 2023 : Invisible Beauty et Joonam.