Affichés sur Instagram par les membres de la famille Kardashian, les drag-queens de RuPaul ou les stars du R’n’B, Rosalía et Beyoncé, les ongles se portent désormais longs et perlés d’extravagances. Alors qu’elles étaient perçues comme “vulgaires” il y a encore quelques années, ces véritables sculptures corporelles inspirent aujourd’hui la haute couture qui leur offre une place de choix aux mains de ses modèles.
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À l’origine de ce retour en grâce, des nail artists comme Jenny Bui (à qui l’on doit les manucures de Cardi B), les sœurs Levenson, ou encore Mei Jawajiri qui sont devenues de véritables célébrités, suivies par des centaines de milliers de personnes sur Instagram. En France, le travail de Nailxperience ou de Lilicreuk semble s’inscrire dans ce renouveau stylistique. Mais pourquoi le nail art remporte-t-il un tel succès ?
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Entre nostalgie et body positivisme
Un élément de réponse semble se trouver dans le sentiment de nostalgie qui nous assaille régulièrement. Les tendances opérant par cycle, le revival des années 1990 qui rythme actuellement la mode pourrait expliquer l’enthousiasme pour les manucures maximalistes, selon Jennifer Padjemi, journaliste et animatrice du podcast sur les représentations, la beauté et le corps Miroir miroir : “Cette tendance signe un retour vers les modes des années 1990 où l’on mettait par exemple beaucoup de paillettes ou de gloss. Alors pourquoi pas les ongles qui vont avec ?”
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Un come-back auquel s’ajoute la vague des mouvements d’émancipation body positive. En affichant des corps différents, les plateformes comme Instagram ont permis d’élargir le spectre des standards de beauté – tout en le réduisant paradoxalement.
“L’acceptation d’esthétiques différentes permet à quelqu’un qui n’osait pas porter des ongles hyper longs avec des strass et des paillettes, comme pouvait le faire Missy Elliott ou Lil Kim à l’époque, d’assumer totalement aujourd’hui”, ajoute Jennifer Padjemi. L’ongle devient alors un terrain d’expression créative où l’on peut partager son appartenance à une culture aussi bien que son amour pour Drake.
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C’est dans cette perspective d’acceptation de soi que Coumbis Hope Lowie, journaliste mode et société et scénariste, a commencé à porter des ongles longs et colorés. “S’approprier son corps en tant que femme noire est très difficile parce que nous sommes sexualisées très tôt. Je pense que j’ai pendant longtemps boycotté tout ce qui était féminin pour que mon corps ne soit pas plus sexualisé qu’il ne l’était déjà. Ma passion pour les ongles longs et flashy est arrivée en même temps que l’amour que je porte à ma personne”, nous explique-t-elle.
Des ongles féministes et revendicateurs
Afficher des ongles extravagants peut aussi permettre aux femmes ainsi qu’aux minorités sexuelles et de genre d’affirmer une identité complexe qui s’inscrit souvent en dehors des codes rigides de la beauté blanche hétéronormée. Dans son livre, The American Beauty Industry Encyclopedia, paru en 2010, Julie A. Willett, professeure à l’université du Missouri, caractérise cette norme de beauté par le port d’ongles “coupés court et vernis de couleurs claires” arborés par les femmes blanches de classes moyennes “comme marqueur de propreté et de professionnalisme”.
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Les ongles longs et criards s’opposent ainsi à cette vision de la beauté traditionnelle, rigide et exclusive. En ce sens, ils peuvent être perçus comme “féministes et revendicateurs” selon Coumbis Hope Lowie. C’est d’ailleurs parce qu’ils ne respectent pas ces codes qu’ils sont le plus souvent critiqués. “Les remarques que je reçois sont totalement antiféministes, ponctuées de ‘c’est vulgaire’ et ‘comment tu peux faire le ménage ou la vaisselle avec ça ?'” “Deux choses qui ne concernent que la femme et son choix de vie”, nous raconte Lowie.
Une assignation aux tâches domestiques et à la vulgarité qui n’est pas sans rappeler les critiques émises à l’égard des femmes noires américaines qui ont été les premières à arborer ce type de manucures à la fois longues et extravagantes dans les années 1980 et 1990.
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Le média américain Refinery 29 a d’ailleurs récemment rappelé le cas de l’athlète afro-américaine Florence Griffith-Joyner. Alors que cette dernière battait les records du monde du 100 mètres et du 200 mètres aux Jeux olympiques de 1988, les journaux ont fait grand cas de l’extravagance de sa manucure mettant en valeur des ongles très longs aux couleurs du drapeau américain, marqueurs selon la chercheuse Lindsay Pieper d’une “déviance sexuelle et d’une féminité marginalisée“.
Bon goût/mauvais goût
Ces looks – tout comme ceux arborés par d’autres femmes noires, à l’image de la rappeuse Lil Kim qui a marqué la moitié des années 1990 avec ses “ongles dollars” exposés l’année dernière au MoMA de New York – étaient souvent qualifiés de “ratchet” ou de “ghetto”, soit de mauvais goût du fait de leur aspect surchargé. Au-delà de la simple esthétique, ces critiques remettaient aussi en cause le renversement des rapports de classes que ces manucures pouvaient aussi symboliser.
En effet, la manucure et les ongles longs ont pendant longtemps été l’apanage de la femme aisée qui ne travaillait pas, ne faisait pas le ménage et avait du temps pour elle. Porter des ongles longs pouvait donc être lu comme un moyen de résistance pour les minorités qui challengent ainsi leurs conditions. “Quand une minorité reprend l’apparat et l’apanage des classes et des femmes privilégiées, c’est provocateur, car il s’agit de reprendre les codes de luxe et de l’oisiveté qui avaient été réservés à une petite partie de la population”, nous explique Alice Pfeiffer, journaliste pour Les Inrocks et WondHer.
Résister ou s’accepter, si l’ongle long est avant tout une affaire de style personnel, il reste riche en signification. La preuve. Encore aujourd’hui, sa réception varie énormément en fonction de la personne qui les arbore. Ainsi, quand la championne de tennis noire, titulaire d’un diplôme de “nail technician”, Serena Williams, peut voir sa manucure colorée qualifiée d’“outrageuse”, on va avoir tendance à qualifier les ongles extravagants, héritiers directs de l’esthétique “ghetto” de Lil Kim, de Kim Kardashian de novateurs, les faisant passer à la postérité et au mainstream sans tenir compte de l’héritage esthétique des femmes noires desquels ils tirent leur inspiration.
Rendre à César ce qui appartient à César
“[Ce succès] n’est pas une mauvaise chose en soi parce que l’influence et l’inspiration se trouvent partout et nous sommes tous influencés par le monde qui nous entoure. Ce qui est dérangeant, c’est ce besoin d’anoblissement. Pourquoi faut-il attendre qu’une femme blanche le fasse ou le porte pour qu’une tendance puisse être considérée à sa juste valeur ? C’est valable pour les nattes, les tresses, le wax et la manucure”, nous explique Coumbis Hope Lowie.
Alors comment déjouer les pièges de ces tendances qui semblent naître sur Instagram ? “Que ce soit des esthéticiennes, des YouTubeuses, des influenceuses qui portent ce type d’ongles, ce n’est pas grave. Il ne faut simplement pas faire croire que c’est une mode qui est née hier. Le plus simple, c’est de créditer, de ne pas oublier les origines de cette esthétique. Comme pour tout, la mode forme un cycle et forcément, on est revenu à quelque chose que le grand public ne connaît pas forcément. Il pense que c’est Kim Kardashian qui l’a inventé, sauf que non”, conclut Jennifer Padjemi.
Cette logique ne semble pas échapper à certains créatifs comme la nail artiste Mei Kawajiri, précédemment évoquée. Lors de sa dernière collaboration avec le créateur de mode Alexander Wang, l’artiste a tenu à rendre hommage à Florence Griffith-Joyner et à ses ongles aux couleurs des États-Unis en les déclinant sur la mannequin noire Binx Walton. Une façon de rendre à César ce qui appartient à César.