Cet été, onde de choc dans le monde de la photo : le photographe de Kim Kardashian et Ariana Grande, Marcus Hyde, a été accusé de harcèlement sexuel par plusieurs mannequins. La disgrâce est rapide. Depuis deux ans, des photographes de mode et d’art prestigieux sont régulièrement mis en cause. En octobre 2017, c’est le très célèbre Terry Richardson qui était blacklisté par Condé Nast pour de nombreuses affaires de viols et de harcèlements sexuels. Début 2018, c’était le tour des photographes Bruce Weber et Mario Testino d’être mis en cause dans un long article du New York Times, et évincés de grands groupes de presse.
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Mais comment cela se passe-t-il pour les modèles, loin des projecteurs ? Quels sont les moyens d’action pour éviter les agressions dans un milieu au final peu structuré ? Sur les réseaux sociaux, photographes et modèles tentent tant bien que mal de s’organiser pour se prémunir des comportements prédateurs, de photographes professionnels comme amateurs.
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Du silence aux protestations
Créé en janvier, le compte Instagram @PayeTonPhotographe publie des témoignages anonymes de shootings qui ont mal tourné. Des remarques déplacées aux attouchements, l’image donnée du monde de la photo est assez sombre. C’est suite à un énième témoignage d’une de ses amies que Camille décide, elle, de dénoncer les photographes aux comportements dangereux sur un compte privé, @BalanceTonPhotographe.
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“J’ai commencé à faire une classification de ce que je recevais. Ça va du harcèlement, à la dick pic au comportement glauque en shooting (par exemple des contacts non désirés), jusqu’au viol. Voire viol organisé.” La jeune femme n’est ni modèle ni photographe, et se lance avec une démarche militante affichée : “Pour moi c’est très clairement une initiative féministe, c’est un soutien aux victimes. Je voulais vraiment, créer un espace de parole libéré et mettre un coup de pied là-dedans.”
Avant d’afficher un nom, Camille doit recouper les informations, avoir au moins deux à trois témoignages solides. Pour cette pratique, qui n’est pas sans risque, Camille se pose en intermédiaire sur des faits condamnables : “C’est vrai que c’est un peu violent, j’ai eu des plaintes pour diffamations”, reconnaît-elle. “Je supprime sans aucun problème mais je veux savoir. Je suis vraiment du côté des nanas à 2 000 % et c’est vrai que la présomption d’innocence quand trois nanas arrivent avec des histoires, ben…”
Elle-même a été agressée par un photographe une fois : “J’ai eu l’immense chance d’être mise en relation avec des victimes de ce mec et on a fait un call-out. Vu qu’on a pas mal d’abonné·e·s, ça a bien marché. Je me suis dit qu’il était le plus efficace de faire savoir, d’afficher.” Camille était alors en contact avec Matt, photographe, et Anna Furiosa, modèle, tous les deux vivant à Lyon. Ils ont choisi de lancer un petit réseau de confiance sous forme de compte Instagram privé @PhotoSafeFrance où ils répertorient des contacts identifiés comme “sécurisants” dans chaque région. Tous les trois partagent le sentiment que le nombre d’abus augmente avec la généralisation de la pratique de la photo, notamment à cause d’Instagram.
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“En se démocratisant, ça a donné envie à des mecs de se revendiquer photographes. C’est à double tranchant, je trouve que c’est bien que les gens aient envie de poser et s’aimer. Surtout les femmes. Mais quand c’est des femmes jeunes, mineures, on peut jouer sur leur naïveté”, souligne Camille. Dans une de ses dernières vidéos, le youtubeur Le Roi des Rats s’est intéressé au sujet. Il a recueilli plusieurs témoignages de mannequins victimes de comportements prédateurs et d’agressions. À la vingtième minute, deux jeunes filles détaillent les procédés sournois de photographes avec lesquels elles ont collaboré : comportement respectueux d’abord, puis demandes répétées de les shooter nues, remarques insistantes, gestes déplacés, harcèlement… Elles racontent notamment comment elles ont ressenti une forme de résignation sur le moment, et de culpabilité après les faits.
Un milieu opaque
Comment devient-on modèle ? Quand les modèles commencent, à moins d’avoir un·e mentor, les aspirantes commencent aujourd’hui de manière isolée, via les réseaux sociaux ou des sites comme Book. Hervé, retraité dans le Sud de la France, tient depuis vingt ans le site Focale31 dédié à la mise en relation entre modèles et photographes. “Dès le premier échange, j’attire leur attention sur le fait qu’elles mettent les pieds dans un terrain dangereux”, précise-t-il. Il consacre une page de conseil aux modèles. En matière de prévention, les consignes sont assez basiques : ne pas se rendre au premier rendez-vous seule ; ne pas aller chez le photographe mais dans un lieu neutre ; en cas de doute, filmer ou enregistrer les échanges ; oser poser des questions ; demander à voir le portfolio du photographe pour éviter de se retrouver face à un faux-tographe – mot-valise qui désigne un homme plus intéressé par les rencontres avec de joli·e·s modèles que par l’art.
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Dans sa newsletter qui touche près de 1 200 destinataires, Hervé invite régulièrement chacun·e à faire remonter les mauvais comportements au sein de sa communauté. Il a fait le choix d’agir “à titre préventif”, en coupant l’accès au site aux photographes signalés.
“J’ai reçu de nombreuses fois des menaces de la part de photographes mis sur blacklist… Il y a vraiment des spécimens audacieux. Qui croire ensuite ? Je suis enclin à croire que le modèle a été touché·e plutôt que l’inverse. J’ai souvent donné le bénéfice du doute dans ce sens, je ne vois pas pourquoi le modèle porterait ces accusations-là. Il y a des photographes qui ne voient pas le mal à mettre la main sur les seins d’une fille, mais non. Le photographe ne doit jamais toucher le modèle. Même si c’est pour placer un bras différemment. C’est une règle intangible.”
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Hervé dit recevoir un à deux signalements par mois, pas forcément plus qu’avant #MeToo. Mais au-delà de la question des agressions, il s’énerve contre une forme de prédation plus insidieuse : “Je vois des photographes qui se vantent d’avoir fait poser 250 modèles et plus… C’est un tableau de chasse, et c’est pathologique à ce moment-là. Ça veut dire quoi, faire poser 250 modèles ?” Romy Alizée a été modèle avant d’être photographe. Elle est agressée l’année où elle commence, en 2010. Pas de hasard, c’est le même axe de défense qui est mobilisé par son agresseur en 2011 : “Dans le jugement, il avait dit qu’il avait shooté plus de 400 meufs et qu’il essayait à chaque fois. Et que justement, parfois, ça marchait.”
La confiance contre l’impunité
Sur Facebook, des groupes de confiance comptent parfois des milliers de personnes : “Photographes et modèles à éviter“, “Modèles et photographes à éviter V 5.0“… Mais ces groupes généralistes sont-ils vraiment efficaces pour protéger des photographes mal intentionnés ? “Moi j’ai arrêté parce que Facebook, c’est gangrené par la pédophilie et les mecs comme ça, même sur les groupes safe“, explique Matt. Pour Romy Alizée, “ces groupes, ça ne tient pas parce qu’il y a toujours une fille qui va dire au mec en question qu’il est sur la liste. Donc forcément, après les mecs hurlent, ‘je vais porter plainte contre vous toutes’, sauf que comme ce sont des groupes privés, ce n’est pas vraiment attaquable, même s’il vaut mieux en général se protéger.”
Le manque de solidarité entre modèles expliquerait-il aussi en partie l’impunité de certains photographes ? Car tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Peu de modèles vivent du mannequinat, ce sont principalement les amateurs qui paient pour des séances photo. Les modèles connu·e·s, avec une grande communauté et donc un pouvoir, seraient-elles un peu plus protégées des prédateurs ? C’est ce que sous-entend Romy : “Ça me fait peur parce que ce sont des meufs qui peuvent facilement dire que non, il ne leur est jamais rien arrivé à elles. J’ai quand même pas si souvent vu ce réflexe de dire ‘ce qui ne m’est pas arrivé à moi ne veut pas dire qu’on ne l’a pas fait à d’autres’. Et d’avoir une capacité d’analyse.”
@PhotoSafeFrance n’en pense pas moins : avant d’accepter qui que ce soit sur le réseau, Matt et Anna tentent de vérifier les bonnes intentions de chacun : “On demande des témoignages pour les modèles parce qu’il y a même des photographes qui montent les mannequins contre ce genre d’initiatives.” Même à ces conditions, l’équilibre de la confiance semble fragile : “Si on entend quoi que ce soit sur la personne, elle est virée, on ne discute même pas. Même si avec deux, trois témoignages, il n’y a pas de risque zéro, on pense que ça limite quand même le risque d’avoir des gens chelous.”
Les tensions que suscitent les initiatives d’Hervé, Camille, Matt et Anna montrent à quel point il reste compliqué d’expliquer les comportements d’inconduite sexuelle, et les prévenir. Si chacun·e tente dans son coin d’organiser au mieux sa communauté, ce travail de confiance reste donc très artisanal et les fondateur·rice·s de @PhotoSafeFrance et @BalanceTonPhotographe ont bien du mal à faire face à l’afflux de demandes et de témoignages. Si louables soient-elles, toutes ces actions ne sauraient remplacer une vision vraiment respectueuse de la relation entre photographe et modèle.