Entre héritage, histoire et hommage, l’œuvre d’Ayana V. Jackson est autant une véritable enquête sociologique qu’une ode à la grâce, la résilience et la lutte des femmes noires, loin des clichés et de l’hypersexualisation qui leur collent à la peau. Un travail passionnant à découvrir du 16 février au 7 avril à la galerie Baudoin Lebon à Paris.
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Vêtue d’un costume d’époque, dans un décor dépouillé, Ayana V. Jackson nous regarde droit dans les yeux. Aussi bien devant que derrière son boîtier, l’artiste se met en scène dans ses propres photos, mais nous sommes pourtant là bien loin de l’autoportrait. Elle s’efface derrière la mise en scène et à travers son corps, sa posture, son regard et sa toilette, bien sûr, convoque tout un passé, une histoire.
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Sociologue de formation, Ayana V. Jackson a découvert la photographie à travers son père qui la pratiquait en amateur et lui a appris à manier l’argentique. Plus tard, le medium photographique s’est peu à peu imposé à elle comme un complément à son travail de chercheuse, jusqu’à ce que les deux se confondent finalement. Auprès d’Afropunk, elle déclare : “Après avoir étudié la sociologie, j’ai compris que la photo était plus utile pour exprimer ce dont je voulais discuter à travers cette discipline. J’ai réalisé que je devais devenir photographe.”
Si elles servent un propos, ses photos, toutes dotées d’une patte reconnaissable entre mille, brillent aussi par leur parti pris esthétique audacieux, abouti et singulier. Shootés en studio, ses portraits témoignent d’une véritable maîtrise technique. “Artiste numérique” assumée, elle révèle que chaque composition demande un grand travail préparatoire autant que du temps en postproduction.
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Épurées et léchées, les images ont une qualité picturale qui renvoie à la peinture du XIXe siècle, notamment flamande. D’ailleurs, Lucy est inspirée du tableau Portrait d’une femme noire de Marie-Guillemine Benoist, peint en 1800. Même turban blanc sur la tête, même sein nu, même élégance pleine de simplicité.
Mais au-delà de l’inspiration, reprendre cette œuvre est en réalité lourd de sens. “Portrait d’une femme noire était un tableau controversé, car à l’époque, on ne pensait pas qu’on pouvait représenter le corps noir d’une belle manière. Le seul fait que ce tableau existe est exceptionnel”, déclarait l’artiste au Mail & Guardian.
Combattre la photographie avec la photographie
Incarnant tour à tour une aïeule ou des figures oubliées de l’histoire, telle Lady Sarah Forbes Bonetta, une princesse peule arrachée à sa terre et devenue suivante de la reine Victoria, Ayana V. Jackson fait de la photographie un outil d’activisme. Ses photos, très référencées, possèdent toutes un sous-texte engagé, dont le spectateur ne se doute pas de prime abord.
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Dans sa série Becoming Subject, la photographe fait référence aux lois Tignon, en vigueur à la fin du XVIIIe siècle à La Nouvelle-Orléans. Celles-ci stipulaient que les femmes noires devaient se montrer en public uniquement la tête couverte d’un foulard (appelé tignon) et se vêtir de façon moins élégante, afin de ne plus attirer l’attention.
Le soin que ces femmes apportaient à leurs coiffures, qu’elles tressaient ou ornaient de perles et de plumes, et dont elles tiraient fierté, leur a valu d’attiser la colère de l’élite bien-pensante de l’époque. Ces lois furent une manière de marquer leur différence et leur infériorité par rapport aux femmes blanches, et de les contrôler. Preuve que la stigmatisation des cheveux des femmes noires par la société blanche prend racine très loin et profondément.
Faisant preuve d’ingéniosité, elles ont cependant contourné l’interdiction en se parant de magnifiques bandeaux en tissus colorés, rappelant ceux portés par les femmes en Afrique de l’Ouest. Sur ce sujet, la photographe commente auprès de Lens :
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“Cette loi s’attaquait aux personnes créoles métisses pour renforcer leur statut et étouffer leur beauté, leur liberté et leur élégance. Alors qu’on voulait les rabaisser, elles ont finalement réussi à se rendre encore plus belles. Cela témoigne de la résilience des femmes noires, et des femmes en général.”
Le nom de sa série est d’ailleurs très parlant : The Becoming Subject, soit “devenir sujet”, c’est-à-dire avoir un “je”, ne plus être seulement objet. Un processus qui peut se lire dans une perspective historique, avec la fin progressive de l’assujettissement des populations noires, réduites en esclavage, et n’ayant donc pas voix au chapitre, qui s’est prolongée dans la lutte des droits civiques aux États-Unis. On peut aussi faire le parallèle avec les pays africains colonisés se tirant de la tutelle impérialiste.
On y voit surtout le souhait de la fin de l’objectification du corps de la femme, écueil de la société contemporaine. Elle touche beaucoup les femmes noires, souvent hyper-érotisées, voire faisant l’objet d’un fétichisme. Une thématique justement abordée récemment dans le documentaire afroféministe Ouvrir la voix d’Amandine Gay ou encore dans la série de Spike Lee, She’s Gotta Have It, dont l’héroïne lutte pour libérer “the black female form” du male gaze et du carcan patriarcal à travers son art.
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La féminité noire est bel et bien au cœur du travail d’Ayana V. Jackson. Elle lui rend hommage en la représentant dans toute sa beauté et diversité, et en honorant les femmes qui se sont battues, dans l’ombre, les extirpant de l’oubli de l’histoire pour les placer dans la lumière.
Une (recon)quête par l’image
En rendant hommage à des figures marquantes et des références souvent oubliées de l’histoire afro-américaine et de certains pays africains marqués par le colonialisme, la démarche d’Ayana V. Jackson s’inscrit dans un devoir de mémoire et de justice.
Dans Anarcha, on ne remarque pas tout de go le détail subtil des cicatrices et des marques qui criblent le dos du personnage. Une allusion aux stigmates de l’esclavagisme et à un personnage en particulier, “Whipped Peter”, un homme au dos entièrement recouvert d’épaisses cicatrices causées par des coups de fouet, devenu une fois affranchi un symbole du mouvement abolitionniste.
L’artiste s’évertue à réinterpréter et réécrire le passé pour le remettre à neuf. Pour son œuvre Demons Devotees, il s’agit même de renverser les rôles et de reprendre à son compte des photos coloniales, puisant pour cela dans des images d’archives.
Dans Prototype/Phenotype, l’artiste incarne son arrière-grand-mère. Ce portrait, qui représente sa parente prise de face d’un côté, de profil de l’autre, dans une élégante toilette, peut paraître anodin à première vue. Cependant, l’image fait référence à la photographie ethnographique dont l’un des buts premiers était de démontrer l’infériorité des Noir·e·s, une pseudo-science à l’image de la phrénologie. Ainsi, l’artiste rejoue l’histoire pour mieux la déjouer.
Jackson nous offre une sorte de “contre-propagande”, qui trouve son origine dans le foyer de ses grands-parents, chez qui les portraits de famille occupaient une place très importante. Plus qu’un moyen de se remémorer ses aïeuls et de les honorer, ces images était un contrepoint à celles pullulant à l’extérieur, offrant une image distordue du corps des femmes noires et de l’identité afro-américaine. Elle raconte à Lens :
“Ces photos affichées chez mon grand-père étaient une propagande vouée à contrer toute la propagande négative dont j’étais bombardée tous les jours.”
C’est bien là ce que nous offre Ayana V. Jackson, une “contre-narration” visuelle pour déconstruire les préjugés, les représentations et les stéréotypes, encore bien trop présents.
“Intimate Justice in the Stolen Moment”, une expo à découvrir du 16 février au 7 avril 2018 à la galerie Baudoin Lebon.
Vous pouvez suivre le travail de l’artiste sur son site personnel et son compte Instagram.