Âgée de 27 ans, Lou Cohen est une peintre et réalisatrice qui travaille entre Genève et Paris. Son œuvre protéiforme comprend courts métrages et peintures, mais aussi stories Instagram bizarres et dérangeantes. Rencontre avec celle qui considère l’art comme “un endroit où tu craches”.
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Bonjour, Lou ! Qu’est-ce que nous montrent tes peintures au cadrage selfie ?
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Tout le monde a accès au selfie, depuis que l’œillet est apparu sur notre iPhone, l’amateur est devenu photographe et donc créateur, comme l’artiste. Alors qu’est-ce qui nous différencie ? Peut-être le temps que je passe sur l’image et l’intention d’expression que j’y mets ?
Mes cadrages serrés évoquent une impossibilité. Dans mes dessins, pas de paysages, le sujet est engoncé dans le cadre. J’essaye de le coincer. Je trouve qu’il y a une forme de violence à enfermer un visage sur une surface.
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Tu qualifies le selfie d’“onanisme moderne”…
Ça serait super intéressant de demander aux garçons et aux filles qui s’adonnent à cette pratique… Sincèrement, pourquoi ? Je sais que c’est un trip d’ego, qui, peut-être, se trouve décuplé par les réseaux sociaux et ces nouveaux moyens de représentation.
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Par rapport aux générations antérieures, nous avons désormais la capacité de produire nos propres images. Et ça complique la chose pour l’artiste ! Aujourd’hui, tout le monde fait récit de soi, sa position est donc moins évidente.
“Nous sommes tous devenus des petits ouvriers d’Instagram.”
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Est-ce que, selon toi, ces images nous manipulent ?
Je me dis que nous sommes tous devenus des petits ouvriers d’Instagram. Pendant le confinement, j’ai demandé à des personnes de “foncer dans le mur”. De ces vidéos, j’ai fait un montage avec l’idée de proposer autre chose que ces stories un peu relou qu’on voit tout le temps sur Instagram. Ça m’a inspiré le travail Infinite Scroll qui est visible dans mes stories à la une.
Donc toi, tu passes du temps à construire des stories Instagram ?
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C’est devenu un jeu auquel j’ai pris goût, oui, de contribuer à ce vomi d’images, mais en apportant une différence. Je joue le jeu en “++”. Le type qui a créé l’infinite scroll a d’ailleurs écrit une lettre d’excuse à l’humanité. Je trouve ça poétique et dramatique. Pour exprimer les dangers et la violence d’une société qui se bâtit dans la virtualité et qui met en scène le quotidien, pourquoi le choix de l’humour ?
“Je crée des trucs un peu étranges mais j’ai la volonté que les gens se sentent inclus.”
L’art, dans l’idéal, c’est chouette quand ça touche le plus grand nombre et l’humour a ce pouvoir. C’est immédiat. Je crée des trucs un peu étranges mais j’ai la volonté que les gens se sentent inclus. J’aimerais sortir de l’art réservé aux initiés. Pour provoquer l’autre, je crée aussi volontairement une forme de gêne dans mes tableaux. C’est la même idée.
On a la sensation que tu documentes notre époque. As-tu la volonté de te placer en observatrice ?
Mon implication dans le monde est par là, par la création. Si je convoque le passé par des codes esthétiques qui pourraient être compréhensibles par nos ancêtres, je communique avec les regards d’avant. J’ai la volonté de créer des images pérennes. Juxtaposer deux temporalités, c’est le moyen d’en exacerber une, c’est la logique du montage ; deux images en créent une troisième.
“Je crois que je filme des innocents dans un monde coupable. L’art permet ça : contrer les rapports de domination.”
Tu réalises aussi des courts métrages. L’un porte sur les entretiens d’embauche et le monde corporate. Pourquoi explores-tu ce thème ?
À une période, j’ai dû trouver un job en parallèle de mes études d’art pour payer mon loyer. J’avais postulé pour être hôtesse d’accueil et la fille du recrutement m’a absolument humiliée. C’était scénographiquement très intéressant. Elle commentait mes moindres gestes à tel point que je ne savais plus comment positionner mon corps. Je suis partie et, dehors, j’ai explosé en sanglots, c’était super violent. J’ai voulu le mettre en scène.
La dissolution de l’individu dans le monde corporate me fascine. D’ailleurs, l’uniforme m’inspire beaucoup, les figures d’autorités et comment les gens oublient leur individualité au profit d’un rôle et nous demandent d’y adhérer. Il y a un théâtre qui se joue là. Les entretiens d’embauche, c’est vraiment ça, un jeu entre l’un qui est mort de faim et l’autre qui a le pouvoir sur lui. Je crois que je filme des innocents dans un monde coupable. L’art permet cela aussi, de contrer les rapports de domination.