Selon l’ONU, plus de sept millions de personnes ont quitté le Vénézuela ces dernières années, fuyant les politiques dévastatrices du président Nicolas Maduro. C’est à cet exode, sans précédent en Amérique latine, que s’intéresse la plasticienne vénézuélienne Cassandra Mayela, dans sa série Maps of Desplazamiento (“les cartes du déplacement”). Rencontre.
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Konbini | Bonjour Cassandra. Ton travail Maps of Desplazamiento regroupe des sculptures confectionnées à partir de vêtements ayant appartenu à des migrant·e·s vénézuélien·ne·s. Quelle est la genèse de ce projet ?
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Cassandra Mayela | À New York, je me suis mise à entendre l’accent vénézuélien de plus en plus souvent. Pour comprendre l’étendue de cet exode, j’ai entamé des recherches sans parvenir à trouver de données exactes. En 2022, il est estimé que plus de 20 % de la population du pays a fui à l’étranger. J’éprouvais un désir fort d’échanger avec ces migrants, je voulais me représenter ce que fuir sa patrie veut dire. C’est ainsi que j’ai commencé à collectionner leurs vêtements.
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Quel était ton processus de création pour cette série ?
Je récupère un vêtement par personne. Je demande aux gens de me confier une pièce de leur choix liée à leur parcours migratoire. Cette démarche ne laisse jamais indifférent. Certains refusent de participer car c’est trop douloureux. D’autres éprouvent un sentiment de réussite vis-à-vis de ce nouveau chapitre et ils sont heureux de le partager. J’ai reçu des choses très personnelles, c’est cette profondeur que je recherche.
Peux-tu nous donner un exemple des pièces collectées qui t’ont le plus touchée ?
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Je pense aux uniformes du premier travail que certains ont pu obtenir avec des papiers d’identité officiels et qui symbolisaient leur accès à une forme de sécurité ainsi que leur existence sur le sol états-unien. Il y a eu aussi la chemise d’une grand-mère disparue ou encore les premiers vêtements qui ont pu être achetés en arrivant au bout du périple. Ce sont des symboles de fierté et de soulagement.
“Je préfère jouer avec le tissu. C’est aussi une forme de militantisme contre la fast fashion”
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Le photographe Brian Sokol est auteur de The Most Important Thing, une série de portraits de réfugié·e·s posant avec l’objet le plus important emporté lors de leur fuite. Tu t’intéresses à la question migratoire par le biais du vêtement, pourquoi ?
Le rapport au vêtement est universel, nous avons tous un lien plus ou moins intime avec ce que nous portons. Face au contenu de notre placard, on se demande ce qu’on doit garder ou donner, se pose alors la question du sens : “Tiens, ça, on me l’a offert”, “J’ai porté ça lors d’une belle soirée”, “Celui-ci à un enterrement”. Ce lien m’intéresse.
Les vêtements sont aussi étroitement liés au climat, aux traditions, à la mode. Ils racontent l’environnement. Par exemple, la pièce que j’ai confectionnée à partir de vêtements récupérés à New York est sombre. Il y a beaucoup de noir, de bleu, de tissus épais, de vêtements d’hiver. Tout cela porte un récit sur l’identité et les nécessités de cette géographie.
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“Plus jeune, j’ai appris à coudre, aujourd’hui, je déchire et recrée”
Qu’exprimes-tu par le tissage de ces vêtements entre eux ?
J’explore la notion de territoire et la relation entre le lieu et ce qu’on y vit. J’essaie de créer un objet semblable à une carte, assemblé à partir des souvenirs matérialisés par ces tissus. Je travaille actuellement sur une série de sculptures liées aux personnes vénézuéliennes arrivées en Floride. J’ai reçu des paréos de plage. Tout est très coloré et ces couleurs vives sont porteuses d’un récit.
Je travaille par zone. Tous les objets collectés dans un même lieu constituent une pièce, c’est un condensé des histoires des gens de ce lieu. C’est un travail cartographique. Plus jeune, j’ai appris à coudre, aujourd’hui, je déchire et recrée. Je préfère jouer avec le tissu. C’est aussi une forme de militantisme contre la fast fashion.
“Vivre comme nous l’entendons, suivre notre propre chemin et éventuellement, en inspirer d’autres”
Tu milites à différents niveaux. Lorsque Instagram a bloqué certains de tes posts dans lesquels apparaissaient des femmes nues, tu as contourné cette interdiction en protestant ouvertement contre la censure. À l’heure où les droits des femmes régressent aux États-Unis, comment choisis-tu de lutter pour l’égalité ?
Il y a eu beaucoup de progrès mais, aujourd’hui, la société piétine, trois pas en avant, un pas en arrière. Les femmes subissent une constante objectification de leurs corps. Il est encore suspect ou problématique pour une femme d’être à la fois intellectuelle et sensuelle.
Nous devrions pouvoir être multiples. Embrasser pleinement ce que nous sommes est encore compliqué. Pour autant, je préfère favoriser l’action que la ré-action ; vivre comme nous l’entendons, suivre notre propre chemin et éventuellement, en inspirer d’autres.