On dit de Paris qu’elle est une capitale arabe. Relation controversée avec les populations issues du Maghreb, la ville a été un refuge dans les années 1980 pour de nombreuses personnes originaires des pays du Levant (Irak, Syrie, Liban, Jordanie, Palestine), en particulier pour la scène culturelle et intellectuelle qui fuyait les guerres (du Liban, du Golfe) et les différents régimes dictatoriaux.
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“Paris permet d’écrire sans peur”, disait un journaliste issu de l’un de ces pays dans les années 1980. Aux côtés de ces réfugié·e·s, ces exilé·e·s, Paris est également le repère des “rois du pétrole”, des cheikhs venus des pays du Golfe qui font affaire dans la capitale. Dans les beaux quartiers, ils fréquentent les hôtels comme le Plaza ou le Crillon, des restaurants comme Fakhr El Dine rue de Longchamp, Noura avenue Marceau ou Al Diwan avenue George-V.
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C’est l’ensemble de ce monde arabe-là dont il s’agit dans les images de Tony Hage : du monde politique au milieu culturel en passant par la haute bourgeoisie. Dans les archives de Hage (rassemblant plus d’une dizaine de milliers d’images), on trouve tout autant Gérard Depardieu, Catherine Deneuve que des princes arabes.
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En 2016, il exposait d’ailleurs à la Maison européenne de la photographie, 25 photographies de grandes figures de la mode et du cinéma réalisées dans les années 1980. Comme l’avait écrit la commissaire d’exposition Cristianne Rodrigues : “Les images de Tony Hage témoignent d’une période révolue de l’histoire de la photographie de presse : il est devenu pratiquement impossible de capturer aujourd’hui de telles icônes sur le vif.”
De la guerre du Liban aux soirées mondaines parisiennes
Hage a toujours aimé tout photographier mais ce sont bien ses images encore inédites de ce “Paris arabe” qui m’ont fascinée lorsque j’ai eu la chance d’y avoir accès. Peu de photographes possèdent ce trésor dans leurs cartons. Comme beaucoup de ses compatriotes, Hage fuit la guerre du Liban (1975-1990). Il quitte son pays en 1979 et s’installe, à l’âge de 17 ans, à Paris, dans la ville que certain·e·s appelleront “Beyrouth-sur-Seine”, tant les Libanais·es s’y installèrent en nombre durant cette période.
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Poussé par ses parents à poursuivre la faculté en France, il choisit d’étudier le cinéma. La photographie, il ne l’envisageait pas comme une activité professionnelle même si, depuis sa tendre enfance, il a toujours eu un appareil photo entre les mains. Il prenait un plaisir fou à attendre que la pellicule soit développée, à découvrir les images qu’il avait prises. Il aimait aussi regarder les photos de presse dans les journaux que son père lisait quotidiennement. Il pouvait passer parfois de longues minutes à regarder une seule et même photographie et s’imaginer l’histoire autour.
En parallèle de ses études, Hage a besoin de gagner sa vie. Il est trilingue, vif et malin, il sait se faufiler pour accéder à toutes les soirées, les réunions, les avant-premières, les coulisses des concerts et des pièces de théâtre. Il n’arrête jamais de photographier, il se met à travailler pour des quotidiens libanais (L’Orient-Le Jour, Al Hayat, An Nahar, Al Anwar), des magazines (Al Chabaka Magazine, Assayad, Femme Magazine) et d’autres journaux du monde arabe, au Koweït, en Irak.
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Libre de proposer les sujets qu’il souhaitait (époque bénie des photographes), il traverse Paris mais pas que, il se rend aussi au Festival de Cannes, sur la Côte d’Azur et suit les mondanités, les événements culturels et les rencontres politiques. Hage se fait un nom dans le milieu parisien libanais et arabe. Il devient le photographe que tout ce milieu demande. Des princes aux princesses, des politicien·ne·s aux artistes.
La Dolce Vita arabo-parisienne
Hage photographie pour les journaux mais aussi pour lui, il tire parfois des portraits d’artistes. Comme l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf sur les quais de Seine en 1988 ; le célèbre réalisateur égyptien Youssef Chahine – dont plusieurs de ses films sont maintenant disponibles sur Netflix – dans une salle de cinéma parisienne ; ou encore le compositeur Gabriel Yared, Français d’origine libanaise qui a élu Paris comme domicile, et qui a remporté un César pour la bande originale du film L’Amant et un Oscar pour Le Patient anglais.
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Ces artistes habitent Paris ou y passent souvent. La capitale est l’épicentre de tout un monde culturel, et Hage est toujours là pour immortaliser ces moments. Il devient ami avec des peintres issus du monde arabe qui l’influencent dans son travail et qui ont également pris refuge dans cette ville où quelques galeries (Galerie Waddah Faris, Galerie Claude Lemand) défendent leur travail avec acharnement.
Souvent un brin d’humour se glisse dans ses clichés : Carole Bouquet qui remue un éventail au poète palestinien Mahmoud Darwich, tous deux présents à une soirée de fonds organisée en soutien à la Palestine ; ou l’émir du Qatar, décontracté au possible avec ses jambes écartées et sa clope au bec, entouré de Serge Dassault et d’autres marchands d’armes qui, eux, ont l’air préoccupé.
“Pris au vif”, c’est bien la façon dont Hage photographie. L’homme est discret, souvent on ne le remarque pas. À côté des personnalités culturelles et politiques, Hage est de toutes les fêtes. Des boîtes de nuit (le Queen, le Palace) aux hôtels privatisés le temps d’une nuit (l’InterContinental, le Ritz) jusqu’aux réceptions organisées, comme à l’ambassade irakienne qui, avant le début de la guerre du Golfe, ouvrait ses jardins et proposait des festins où tout le gratin politique français se retrouvait.
Hage se rend aussi dans les soirées privées de la jeunesse dorée libanaise organisées à l’Institut du monde arabe (inauguré en 1987) ou dans les beaux quartiers de Paris comme au Pavillon d’Armenonville. Les images de Hage racontent un monde dont le photographe garde des centaines d’anecdotes, qui composeraient à elles seules un livre.
Comme ce jour où il rejoint dans un hôtel minable le très célèbre acteur égyptien Nour El-Sherif, venu à Paris pour la sortie d’un film où il tient le rôle principal. El-Sherif propose à Hage de sortir pour poser dans les rues de Paris. Hage accepte mais l’acteur veut boire un coup avant de commencer la séance photo.
Quand El-Sherif demande à l’employée de l’hôtel deux bières, elle lui répond qu’elle n’en a pas, l’acteur s’emporte alors. À l’époque, les Frères musulmans commencent à mettre la main sur l’Égypte, El-Sherif est sur les nerfs, il hurle à l’employée : “Je suis musulman et je bois des bières ! Quel est le problème ? Je ne comprends pas ! J’ai quand même le droit de boire de l’alcool !” L’employée s’excuse, elle n’a simplement pas de bière à l’hôtel, elle est prête à aller lui en chercher.
Ces images, Tony Hage les découvre encore en les exhumant, petit à petit, de ses cartons. À travers ses photographies, c’est la découverte d’une histoire encore méconnue de la ville qui s’offre à nous ; on s’imagine même le film fellinien avec Tony Hage en photographe mondain, dans le rôle de Marcello Mastroianni, qui évoluerait dans Paris entre les politicien·ne·s, les artistes et les princesses. Une Dolce Vita arabo-parisienne.
Vous pouvez suivre le travail de Tony Hage sur son site officiel et son compte Instagram.