Les galeries d’art parisiennes m’apparaissent toujours (après pourtant quelques années à travailler dans le journalisme culturel) comme des lieux d’entre-soi difficiles d’accès. En passant devant la 193 Gallery, j’ai pourtant été happée par son intérieur. Rien à voir avec les grands murs blancs habituels des galeries. Se présentait face à moi une longue vitrine présentant un florilège de motifs, de couleurs, d’assises et de mots écrits en langues différentes, anglais, arabe, français. Une invitation à entrer, qui qu’on soit.
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Lorsque je confie cette attraction qu’a exercée sur moi son exposition, Alia Ali semble émue – et il ne s’agit pas à ce moment-là des interférences qui brouillent quelque peu notre communication, entre Paris et le Nouveau-Mexique. Et pour cause, cette accessibilité, cette volonté d’ouvrir son art et ses réflexions à tout le monde est une des volontés premières de l’artiste. Elle présente à Paris “Mo(tif)”, une exposition de sept séries, inédites en France, qui visent à “emmener le public sur les traces de la migration” tout en bouleversant et questionnant le regard du public.
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Créer un bouleversement
Aux quatre coins du monde, Alia Ali a rencontré des artisan·e·s. Elle s’est intéressée à leur savoir-faire et a passé des semaines à leurs côtés avant de les immortaliser, le visage sous leurs créations textiles, mettant un point d’orgue à travailler en collaboration avec ces artistes.
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Citant la théoricienne Ariella Azoulay, qui affirme qu’une photo est un “contrat social” passé entre deux personnes jusqu’après leur mort, elle précise qu’elle patiente toujours avant de proposer de “créer une image à deux” (plutôt que de “prendre leur photo” ou de “capturer leur portrait”) afin de ne pas perpétrer des rapports de domination ou d’appropriation culturelle.
Sur ses photos grand format, les modèles posent devant un fond recouvert de leurs réalisations textiles, dont les motifs courent sur les murs de la galerie, bouleversant les sens et les repères du public.
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“Je pense que c’est important que les gens ressentent un bouleversement, qu’il soit visuel ou esthétique, ou même une sensation d’inconfort, que ça les questionne. Par exemple, le public pense souvent que les personnes photographiées sont forcément des femmes. Pourtant, il y a un tiers de femmes, un tiers d’hommes et un tiers de personnes non-binaires. Cela pousse à questionner ce qu’on croit connaître, à penser d’une autre façon”, me confie l’artiste.
De même, poursuit Alia Ali, “les gens ont tendance à estimer que les modèles ont le visage recouvert, qu’ils ont l’air de suffoquer”. C’est pourtant l’exact inverse qu’elle tente de mettre en exergue : “Peut-être que c’est celui qui regarde qui a la vision recouverte d’un voile. Il faut bouleverser les perceptions.”
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Pour les “invisibles de la société”
Née au Yémen d’une mère yougoslave et d’un père yéménite, Alia Ali a connu les guerres et les déplacements. Elle se souvient de la première fois qu’une notion de “valeur humaine” lui a été imposée, lors de la guerre civile et que les évacuations étaient réservées en priorité aux États-Unien·ne·s :
“Quand on a émigré aux États-Unis, je me rappelle qu’on était appelés des ‘aliens’. Comme si on était anormaux. D’ailleurs, quand on obtient les papiers, on dit qu’on est ‘naturalisés’. C’est terrible de nommer et penser les choses ainsi, je ne m’en suis rendu compte que des années après.
Mais pour moi, ‘alien’, ça signifie aussi avoir des superpouvoirs. On a une vue céleste. C’est une chance de venir d’endroits différents, on peut choisir ses outils, s’assurer de ne pas perpétrer la même violence subie. On est vus soit comme des victimes, soit comme des criminels, mais pas pour notre beauté et notre royauté.”
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C’est pour honorer cette beauté dévoyée qu’Alia Ali dédie son exposition aux migrant·e·s et annonce d’emblée à quel point “l’assimilation est une violence” :
“Quand on émigre, c’est souvent contre notre gré et pour fuir des situations créées par les pays dans lesquels on arrive. On doit oublier tout ce qu’on est, et surtout, tout ce qu’on a été pendant des générations – les langues qu’on a parlées, la nourriture qu’on a mangée, les terres qu’on a foulées.
Il est attendu de nous qu’on oublie tout cela pour s’assimiler, qu’on devienne quelqu’un d’autre. Ce qui n’arrivera jamais, il y a des choses qu’on n’oubliera jamais. Cette lettre rappelle qu’on est de la royauté, et on doit se souvenir de cette royauté qu’on apporte avec nous”, souligne Alia Ali.
L’exposition “Mot(if)” est visible à la 193 Gallery jusqu’au 24 octobre 2021.
Vous pouvez retrouver le travail d’Alia Ali sur son site et sur son compte Instagram.