Habitué aux foules et aux grands espaces, Dotan Saguy s’est lancé dans un projet qui l’a fait sortir de sa zone de confort pendant dix mois. De manière régulière, il a suivi une famille brésilienne venue vivre aux États-Unis et qui a fini par s’installer dans un bus scolaire aménagé. En noir et blanc, le photographe a documenté le quotidien d’une famille ayant lâché toutes les conventions et obligations d’une vie rangée et sédentaire pour vivre sur la route, dans peu d’espace et avec peu de moyens.
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Avec son projet intimiste et narratif, Dotan Saguy a voulu abattre les préjugés entourant les personnes dont les choix étonnent. Son aventure de près d’un an avec les deux parents et leurs trois jeunes enfants n’a pas été de tout repos, entre la promiscuité physique, les défis techniques d’un tel projet photo et les problèmes quotidiens – un passage aux urgences, un véhicule cassé plusieurs semaines, le questionnement et le rejet de leur foi mormone.
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Malgré tout, l’artiste en est ressorti plein d’admiration pour ces gens, qui ont eu le courage de tout lâcher à la conquête du bonheur. Dotan Saguy a accepté de nous raconter son expérience forte, qui a donné le livre Nowhere to go but Everywhere (au titre français très poétique – “Nulle part où aller si ce n’est partout”), rempli d’images et d’entretiens avec la famille.
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Konbini arts : Bonjour Dotan. Peux-tu nous parler de la famille Reis. Qui sont-ils et comment les as-tu rencontrés ?
Dotan Saguy : Les Reis sont une famille de Mormons qui vient du Brésil. Ils ont émigré aux États-Unis en quête du rêve américain. Après avoir atteint une stabilité financière relative dans l’État du Delaware, ils se sont rendu compte que leur vie sédentaire traditionnelle ne leur apportait pas le bonheur qu’ils avaient espéré. Ils ont donc décidé de déménager dans un bus scolaire reconverti en camping-car et ont commencé à voyager à travers les États-Unis.
Je les ai connus le jour de leur arrivée à Los Angeles. J’étais déjà en train de documenter le quotidien d’autres personnes qui vivaient dans leur véhicule à Venice Beach et l’un de mes contacts me les a présentés. L’idée de faire un livre a évolué de manière organique. Mon idée de base était de documenter plusieurs cas de personnes qui vivent dans des véhicules et d’explorer les différentes raisons pour lesquelles ces bohémiens modernes choisissent ce style de vie.
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Ce projet est toujours en cours, même s’il a été mis en attente par la pandémie pour l’instant. En documentant la vie des Reis, je me suis vite aperçu que leur cas était tellement empli de nuances et de complexités que je me devais de l’explorer en profondeur tant qu’ils étaient disponibles pour moi. Quand ils sont partis, j’ai fait l’inventaire de mon travail avec eux et j’ai décidé, avec mon éditeur, Kehrer, que leur histoire pouvait faire un très beau livre.
Est-ce que les cinq membres de la famille étaient d’accord pour que tu les suives et documentes leur vie ?
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La plupart du temps, oui, mais il y avait des jours où leur petite fille de 2 ans ne voulait pas que je vienne. Elle pouvait à peine parler, mais elle criait : “Pas de Dotan”, quand je venais les voir. Je crois qu’elle était peut-être un peu jalouse du temps que je passais avec ses parents et de l’attention qu’ils m’accordaient. Ces jours-là, je ne voulais pas m’imposer. Je revenais quelques jours plus tard avec une belle barquette de fraises, la petite ne pouvait pas y résister et on était copains à nouveau !
Avais-tu des idées préconçues sur eux avant de commencer à les suivre ?
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Quand j’ai commencé à les suivre, j’avais déjà commencé à documenter des nomades véhiculés, donc j’avais déjà bien compris que les personnes qui adoptaient ce mode de vie bohémien le faisaient pour des raisons différentes. Certains se sont retrouvés à la rue après une série d’événements malheureux. Pour d’autres, c’est une maladie mentale ou physique qui les a conduits à la rue, sachant que les États-Unis n’offrent pas le filet de sécurité d’une couverture sociale que d’autres pays prennent pour acquis. Certains d’entre eux ont complètement choisi ce mode de vie et les Reis étaient quelque part entre les deux, plutôt par choix que par hasard.
“Leur volonté de délibérément échanger le confort matériel contre la liberté m’a inspiré.”
Ce qui m’a le plus étonné les concernant, c’est à quel point ils étaient disciplinés et sans concession par rapport à leur quête du bonheur en famille. J’ai trouvé vraiment uniques et inspirantes leurs croyances fermes en une forme d’éducation très progressive et leur volonté de délibérément échanger le confort matériel contre la liberté.
Comment les Reis sont-ils venus à ce mode de vie ?
Selon leurs propres mots, ils ont décidé de venir aux États-Unis pour pouvoir s’offrir des choses assez basiques, telle qu’une voiture ou un climatiseur – deux choses qui représentaient un luxe pour eux au Brésil, bien qu’ils soient tous les deux diplômés universitaires. Rapidement après leur installation aux États-Unis, ils ont pu acquérir ces biens matériels, mais ils se sont aussi rendu compte que ces “luxes” obligeaient Izzy, le mari, à travailler jour et nuit, même le week-end.
À la différence de nombreuses familles qui vivent sans se poser de questions et attendent juste le prochain salaire, les Reis cherchaient activement des éléments de réponse sur Internet pour changer leur mode de vie. Ils ont fini par tomber sur la vidéo d’un artiste brésilien sur YouTube qui avait décidé de se débarrasser de la plupart de ses biens pour tendre à une vie plus heureuse et vendre ses œuvres sur les routes. C’est comme ça qu’ils ont décidé de tenter leur chance dans la quête du bonheur eux aussi.
Vivais-tu avec eux à l’intérieur du bus ?
Vivre avec eux aurait été impossible vu le manque de place. Il faut imaginer un petit bus scolaire de seulement 7,5 mètres de long, habité par une famille de cinq et des jeunes enfants qui sautent dans tous les sens. Ma présence permanente aurait été trop imposante dans ces conditions, mais j’étais toujours dans les parages durant leur séjour à Los Angeles, je leur rendais visite de manière régulière.
En général, les enfants jouaient à l’intérieur ou sur le trottoir devant le bus pendant que les parents vaquaient à leurs occupations : cuisiner, nettoyer, écrire, créer des bijoux, etc. Parfois, Greice, la femme, allait à la bibliothèque seule quelques heures. Parfois, Izzy, le mari, partait en mission pour un travail. D’autres fois, ils lisaient avec les enfants ou faisaient l’école à la maison.
Souvent, la famille jouait ou se connectait sur des appareils électroniques, des iPhone ou des iPad. Ils étaient tous ensemble physiquement, mais séparés mentalement, chacun dans son monde virtuel. Comme dans n’importe quelle famille moderne, finalement. Ce qui était plus étonnant, c’est qu’ils n’avaient aucun emploi du temps fixe, pas même pour les repas. Ils finissaient par se cuisiner quelque chose ou commander une pizza à n’importe quelle heure si une majorité d’entre eux avait faim.
Que voulais-tu transmettre à travers ce projet ?
Je voulais documenter ce à quoi ressemblait leur vie vue de l’intérieur. Peu de personnes ont l’occasion d’être témoins de ce mode de vie. La plupart des gens qui viennent à Los Angeles voient des rangées de bus, de vans et de camping-cars garés dans les rues de la ville et s’imaginent qu’ils sont peuplés de personnes sans-abri un peu bizarres, probablement alcooliques ou droguées. Je voulais mettre à bas ces stéréotypes et montrer qu’il est injuste de faire des généralités de cette façon.
Je voudrais vraiment diminuer le stéréotype qui marque les gens qui sont sur la route, dire au public de ne pas dénigrer leurs voisins moins conventionnels. Il y a beaucoup de beauté dans ce qu’ils essaient de faire. Leurs intentions sont géniales et même si ce mode de vie n’est pas pour tout le monde, il y a beaucoup à en apprendre.
Comment montrer toutes les nuances de leur quotidien ?
Il y a effectivement eu des débats, des tensions et des doutes, mais il est compliqué de montrer des choses si abstraites en images. C’est pour cela que j’ai décidé d’inclure des entretiens avec Izzy en complément des photos. Des extraits d’interviews sont disséminés à travers le livre dans de petits inserts colorés. Le maquettiste du livre a fait un travail magnifique.
“Tous les angles finissaient par se ressembler et il a fallu être très créatif pour que les photos soient variées.”
Quels obstacles as-tu rencontrés pendant ces dix mois ?
Avant ce projet, j’étais habitué à faire de la photo dans de grands espaces, comme la rue ou la plage. Tout à coup, j’ai été confronté à des défis de taille : l’espace était très limité et il m’était difficile de me faire invisible et d’immortaliser des moments complètement authentiques. L’espace réduit rendait aussi difficile la composition de mes images, parce que je ne pouvais pas me reculer suffisamment de mes sujets. Il est également difficile de faire preuve de diversité d’angles quand tout un projet est shooté à l’intérieur d’un même bus. Tous les angles finissaient par se ressembler et il a fallu être très créatif pour que les photos soient variées.
La lumière représentait un défi constant. Les lumières à l’intérieur du bus étaient souvent très feutrées, tandis que l’éclairage extérieur était très lumineux. Cela créait des problématiques de contrastes et de gammes dynamiques. En plus de ces problèmes techniques, n’oublions pas que j’étais un intrus quotidien dans un espace intime réduit. De par bien des façons, c’était un projet bien plus complexe que ce que je croyais.
“Le noir et blanc était ma seule alternative.”
Pourquoi avoir choisi le noir et blanc ?
Habituellement, j’utilise le noir et blanc par défaut, mais dans ce cas particulier, j’étais très tenté de faire de la couleur : l’intérieur du bus était rempli de superbes touches de couleurs, notamment le tissu recyclé qu’ils utilisaient pour leurs rideaux et certains de leurs vêtements. Mais je me suis rendu compte que le peu de lumière serait un obstacle à l’utilisation de la couleur : j’aurais dû ajouter beaucoup trop de lumière artificielle, ce qui aurait été une trop grosse intrusion et une distraction. Le noir et blanc était donc ma seule alternative.
Y avait-il des choses que tu ne voulais pas photographier ?
Non, je voulais photographier tout ce que je pouvais, mais ce n’était pas toujours possible ou éthique. C’était un espace tellement intime et privé que parfois, je sentais que je n’étais pas le bienvenu et je voulais respecter cela. Ils étaient tellement généreux avec moi que je ne voulais pas abuser de leur gentillesse. Je voulais leur laisser assez d’espace.
Quel a été ton meilleur souvenir durant ce projet ?
Je n’en ai pas un particulier en tête, il y a eu de nombreux moments très forts. Il y a eu, par exemple, cette fois où, après avoir été bloqués pendant deux mois à cause d’un problème mécanique, ils ont pu apporter le bus chez un professionnel. J’ai immortalisé un moment très émouvant, lorsque les deux petites ont fait un câlin au véhicule pour lui dire au revoir.
Et ton image préférée ?
Ça, je sais, c’est celle où Kal-El, le petit garçon de 10 ans aux cheveux longs, est assis sur le toit du bus, comme un jeune Tarzan, tandis que le reste de la famille est occupé à l’intérieur du bus, sous lui. Je trouve que cette photo capture vraiment l’essence de qui ils sont.
Et quel a été ton pire souvenir ?
La nuit où leur fille de 2 ans est tombée sur un rebord de fenêtre et a dû aller aux urgences. Il était environ 22 heures, j’allais me coucher quand Izzy m’a appelé pour m’expliquer la situation. Le bus était en panne à ce moment-là, donc ils n’avaient aucun moyen d’aller à l’hôpital. Elle saignait un peu à la tête et ne s’arrêtait pas de pleurer. Je me suis précipité pour aller les chercher et les emmener à l’hôpital le plus proche. Tout s’est bien fini, elle a eu quelques points de suture, mais c’était assez effrayant. C’était si effrayant que je n’ai même pas pensé à prendre mon appareil photo.
Quelles leçons as-tu retenues de cette période ? Est-ce que tu as remis en question ton propre mode de vie ?
J’ai été témoin de la beauté d’un mode de vie auquel je n’avais jamais été exposé auparavant. J’ai aussi beaucoup appris quant à des choix de vie courageux. La plupart des gens ne font que rêver, de façon romantique, de la possibilité de tout laisser tomber, de démissionner, de se débarrasser de leurs biens matériels et de prendre la route pour trouver le bonheur sans s’inquiéter de son prochain repas, mais je n’ai jamais vu personne avoir assez de courage pour vraiment le faire, surtout pas avec trois jeunes enfants et sans papiers d’identité. Aussi fou et irresponsable ce choix peut-il sembler à certaines personnes, ils ont vraiment réussi !
Ils sont clairs et sans complexe quant à leur volonté, plus forte que n’importe quoi d’autre, de trouver le bonheur et je les admire beaucoup. Franchement, cela m’a donné envie de prendre un peu de temps pour partir voyager en caravane. Je sais que ce n’est pas possible pour le moment, parce que ma fille va à l’université et mon fils est au lycée, mais c’est clairement sur ma liste de choses à faire, quand je n’aurai plus d’enfants à charge.
Le livre Nowhere to go but Everywhere de Dotan Saguy est disponible aux éditions Kehrer.
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