D’un point de vue purement chimique et scientifique, le noir n’est pas une couleur, c’est simplement une absence de lumière, une absorption des prismes. “Pour le peintre et sa palette, c’est autre chose !”, s’enthousiasme Juliette Guépratte, co-commissaire de l’exposition “Soleils noirs”. Partant de cette exclamation, le Louvre Lens a préparé trois ans durant une exposition d’envergure consacrée à l’utilisation et la conceptualisation du noir, de l’Antiquité à nos jours.
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Bien que traversant les époques, l’exposition ne propose pas un parcours chronologique mais bien thématique : il s’agit de vivre, de ressentir, en plus de voir et d’analyser, l’expérience du noir. De même, si l’exposition est centrée autour de la peinture, elle met en lumière le noir sous toutes ses formes, au cinéma (avec Certains l’aiment chaud, Nosferatu, entre autres), dans la mode (avec Jeanne Lanvin et des modèles de “petites robes noires”), en photo (avec Bernd et Hilla Becher) et en sculpture (avec le terril de confettis noirs de Stéphane Thidet qui affirme le lien avec le territoire, sachant que le musée est construit sur un ancien carreau de mine).
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De l’unité dans les contradictions
C’est donc tout en contraste que se construit cette exposition ultra-documentée comptant 140 œuvres, tel que l’indique son titre oxymorique et poétique “Soleils noirs”. Ces oppositions prennent plusieurs formes : on y voit le noir comme symbole du mal ou de la rédemption christique ; comme la couleur de l’industrialisation et de son charbon mais aussi de la pollution.
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D’un point de vue textile, on sera témoin de l’austérité des habits noirs des protestant·e·s du nord de l’Europe (avec Les Régents du Spinhuis de Nicolaes Eliasz Pickenoy, en 1628) mais aussi du luxe qu’il représente, à une époque où le noir est particulièrement coûteux à obtenir en teinturerie (avec La Dame au gant de Carolus-Durant en 1869). Dans le film Certains l’aiment chaud, rappelle la commissaire d’exposition, la robe noire portée par le personnage de Tony Curtis s’accompagne d’une volonté d’invisibilisation ; tandis que chez Marilyn Monroe, le noir devient l’attribut d’un sex-symbol. “Soleils noirs” se présente comme une ligne directrice rassemblant de nombreuses dissensions.
Une bulle d’histoire de l’art
Les multiples formes accolées au noir impliquent un grand nombre d’œuvres et d’artistes ainsi que la nécessité de faire des choix. Lorsqu’on parle du noir en peinture, certains noms sonnent comme des évidences, voire des obligations. On retrouve sur les cimaises du musée une œuvre d’Henri Matisse (la silhouette noire de son Icare se détachant sur un fond bleu, le point rouge de son cœur annonçant qu’il bat encore) ; deux tableaux de Pierre Soulages à observer de différents angles afin d’y voir les nuances infinies prises par ses couches de noir ; et l’émouvante Croix [noire] de Kasimir Malevitch, une des premières œuvres abstraites au monde.
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L’ambition des commissaires est ici de dresser une histoire du noir à travers des figures très ou moins connues pour interroger ses acceptions et tout ce qu’elle a porté en elle au fil des époques. Seule ombre au tableau, l’exposition – déjà très dense – ne s’intéresse qu’à une vision occidentale de l’histoire de l’art.
“Le noir, c’est la somme de toutes les lumières, la lumière absolue”
L’ambition de l’exposition est de montrer que le noir n’est pas (et n’a pas toujours été) synonyme de deuil ou d’angoisse, bien que le champ lexical de notre langue semble dire le contraire. Juliette Guépratte insiste d’ailleurs sur le fait que le noir, c’est aussi “la couleur de la germination”, une couleur qui “charrie des symboles et des significations opposées”.
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“Le noir, c’est la somme de toutes les lumières, la lumière absolue, on peut montrer la lumière avec le noir”. Cette perspective permet de poser mille et une questions : qu’est-ce que le noir pour les peintres, quels défis représente-t-il, que leur apporte-t-il ? Le dialogue des 140 œuvres exposées tente de répondre à ces interrogations. Ensemble, elles forment un corps intelligent qui vit grâce au regard du public. Individuellement, elles entraînent le public dans des mythes, des histoires et des sentiments variés.
Ni croquis, ni œuvres informatives au sein de l’expo, le critère principal des commissaires pour sélectionner les travaux finaux a été leur beauté, tout simplement. Au côté du Louvre et du Centre Pompidou parisiens ou du Tate londonien, il était crucial pour le musée de valoriser les collections de la région, venant d’Arras, Saint-Omer ou Lille.
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Un parcours sensible et élévateur
Le parcours de l’exposition est évolutif. Il démarre par une première salle consacrée à l’expérience primaire universelle du noir, associée à la nuit, “un véritable défi pour les artistes”, rappelle Juliette Guépratte. Les salles s’enchaînent et se complexifient au gré de la nature noire, des ombres face à la lumière et des contre-jours.
Au fil de la visite, le parcours devient de plus en plus réflexif, sondant la relation entre le noir et le sacré, la dimension sociale du noir, le noir industriel et enfin, clou du spectacle, la recherche du “noir pour le noir”, la façon dont certain·e·s artistes “partent du noir comme une feuille blanche” au XXe siècle.
Depuis plus de trois ans, le musée travaille à mettre en lumière le noir. Du choix des œuvres à la scénographie, le pari est réussi et on ne sort pas du musée sans questionner tout ce qu’on croyait savoir sur ce qu’on aurait pu considérer comme une absence de couleurs.
L’exposition du Louvre Lens “Soleils noirs” est visible jusqu’au 25 janvier 2021. Une série de podcasts dédiée à certaines œuvres du parcours est disponible ici.