Ce 15 juin 2020, Mediapart a publié une enquête édifiante sur Instagram, l’un des réseaux sociaux préférés des jeunes. Le média précise que deux tiers de l’audience globale du réseau ont 34 ans ou moins et “près d’un Européen sur trois est sur Instagram”. Leur enquête révèle que le “réseau social montre davantage aux abonnés les photos de personnes dénudées, poussant les utilisateurs à poster de telles images, afin d’atteindre le maximum d’audience”.
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Pour comprendre comment l’algorithme d’Instagram parvient à faire remonter plus d’images de personnes dénudées, il est nécessaire de rappeler que, depuis 2016, le réseau social ne présente plus son fil d’actualité de façon chronologique. À l’époque, la dernière publication postée était la dernière affichée : en faisant défiler son écran suffisamment, on pouvait voir tout ce qui était posté par nos abonnements. C’est désormais un algorithme qui calcule quelles images passeront devant nos yeux, faisant sombrer certaines publications dans l’oubli.
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Un algorithme opaque
C’est un “algorithme de vision par ordinateur [qui] détermine en quelques microsecondes le destin [d’une] image”, éclaire Mediapart. Le fonctionnement de l’algorithme d’Instagram est particulièrement opaque. Il est même sciemment “maintenu secret par l’entreprise”. En consultant un brevet – nommé “Notation d’image basée sur l’extraction de caractéristiques” – déposé en 2015 par deux ingénieurs de Facebook, les journalistes ont pu “se représenter à quoi ressemble le voyage d’une image, une fois qu’elle est envoyée dans les serveurs d’Instagram”.
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Selon ce document, chacune des 95 millions de photos postées quotidiennement sur le réseau social est “automatiquement analysée et notée”. Il est délivré à chaque publication “un ‘score d’engagement’ qui correspond à la ‘probabilité que tous les utilisateurs ont d’interagir avec un objet multimédia donné'”.
Le score d’engagement, précise Mediapart, “varie en fonction de plusieurs facteurs et selon les utilisateurs”. Une image présentant un chaton, par exemple, apparaîtra plus facilement dans le fil d’une personne qui like souvent des photos d’animaux. Cependant, “certains critères transcendent les goûts personnels, comme ‘le genre’, ‘l’ethnicité’ et enfin, selon l’expression choisie par les ingénieurs de la firme, le ‘state of undress'”, le degré de déshabillage, selon notre traduction.
Pour tenter de comprendre le fonctionnement de l’algorithme d’Instagram, les auteur·rice·s ont entrepris “de pratiquer la rétro-ingénierie, [soit] étudier le fonctionnement extérieur d’un objet pour en déterminer le fonctionnement”. Avec le soutien financier de l’European Data Journalism Network et Algorithm Watch, la statisticienne Kira Schacht et le développeur Édouard Richard, Mediapart a analysé “1 737 publications contenant 2 400 images postées sur Instagram entre février et mai 2020” pour calculer leur taux d’exposition :
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“Nous avons demandé à 26 volontaires d’installer une extension sur leur navigateur et de suivre une sélection de 37 personnes (dont 14 hommes), issues de douze pays différents. Sur les 2 400 photos analysées entre février et mai, 362, soit 21 %, représentaient des corps dénudés. Pourtant, ces photos représentaient 30 % de la masse totale des photos montrées.
Instagram a refusé de commenter les résultats de notre étude, la jugeant ‘imparfaite’ (‘flawed’). Un constat que nous partageons : à moins de réaliser un audit à grande échelle, toute recherche demeurera ‘imparfaite’. Nos résultats permettent toutefois d’affirmer qu’une photo de femme en sous-vêtements ou maillot de bain est montrée 1,6 fois plus qu’une photo d’elle habillée. Pour un homme, ce taux est de 1,3. Le détail de nos calculs, qui passent le test de signifiance statistique, est consultable sur une page dédiée (en anglais).”
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Le dénudé acclamé, la nudité censurée : une ligne de conduite schizophrène
Plusieurs influenceur·se·s interrogé·e·s par Mediapart rapportent que leur ressenti colle à l’étude. Pour espérer gagner son pain sur Instagram, il semble nécessaire de se délester de ses couches de vêtements, au risque de toucher un nombre très réduit d’utilisateur·rice·s et donc de gagner moins d’argent.
“Yasmine K., autrice de ‘Body Positive Attitude’, qui tient la page @ely_killeuse : ‘Presque toutes mes photos les plus likées sont soit moi en sous-vêtements, soit moi en maillot de bain.’ ‘Le taux de couverture explose dès qu’on se dénude un peu’, confirme Juliette A., professeure de yoga, micro-influenceuse (sont dites micro-influenceuses les personnes suivies par 10 000 abonnés ou moins) qui tient la page @ju_de_peche.
Même retour d’expérience du côté des hommes. Ainsi de Basile*, professeur de sport suivi par 120 000 personnes : ‘Mes photos les plus likées sont celles où je suis presque nu.’ ‘C’est très difficile d’obtenir beaucoup de likes sur Instagram. Alors, je fais comme tout le monde ! Mes photos les plus populaires sont les plus provocantes’, ajoute Francisco* [les prénoms ont été modifiés, ndlr], suivi par le même nombre d’abonnés.”
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Cependant, l’expression “state of undress” utilisée par Instagram est particulièrement vicieuse. Elle ne fait pas état explicitement de nudité, mais plutôt d’un “degré de déshabillage”. N’oublions pas qu’Instagram et Facebook, sa maison mère, censurent les corps nus, notamment les tétons féminins et les sexes, même lorsqu’il s’agit d’œuvres d’art ou d’images informatives.
Pour résumer, l’image d’un corps de femme dénudée est montrée 1,6 fois plus qu’une photo d’elle habillée, mais l’image d’une femme complètement nue, dont on voit les tétons ou les organes génitaux, sera censurée. Pire encore, certains profils seraient davantage censurés que d’autres. Fin 2019, la newsletter indépendante Salty publiait une étude statistique sur “la censure et les personnes marginalisées” sur Instagram.
Selon le rapport, “les personnes queer et les personnes de couleur sont davantage surveillées que le reste de la population”, “les personnes ‘plus size’ ou prônant le body-positivisme sont plus susceptibles de voir leur compte se faire signaler pour ‘sollicitation sexuelle’ ou ‘nudité excessive'”. Pourtant, comme le notent plusieurs sondé·e·s, de nombreuses célébrités et mannequins postent des photos dénudées ou en maillot de bain sans jamais se faire inquiéter.
Instagram, la palme du male gaze ?
Les images mises en avant par Instagram sont donc celles qui correspondent à une petite partie de ce qui est posté sur le réseau (et de ce qui existe dans la vie) : des femmes minces, blanches, hétérosexuelles – ou qui ne font pas état de leur sexualité – et valides. C’est donc le male gaze qui prévaut ici. Ce concept, énoncé par la critique féministe de cinéma Laura Mulvey dans les années 1970, développe l’idée que “toute la culture occidentale nous impose d’adopter le regard d’un homme cis hétérosexuel et de considérer les femmes et leur valeur à travers ce prisme”.
“Le réseau social tend aussi à étendre le ‘male gaze’ aux hommes, en les poussant à se comparer à la figure de l’homme hétérosexuel idéal. Adolescents et jeunes hommes découvrent sur les réseaux sociaux une expérience traditionnellement ‘réservée’ aux femmes : l’objectification (ou réification) de soi”, précisent Judith Duportail, Nicolas Kayser-Bril, Kira Schacht et Édouard Richard.
En 2017 déjà, la Royal Society for Public Health (une organisation indépendante et pluridisciplinaire britannique qui “œuvre pour la santé publique et le bien-être”) indiquait l’effet néfaste d’Instagram sur la santé mentale des jeunes. L’étude portait sur 1 500 jeunes de 14 à 24 ans, à qui on demandait quels étaient leurs réseaux sociaux préférés et s’ils pensaient que ceux-ci pouvaient nuire à leur bien-être mental (question à laquelle ils ont tous répondu oui).
Le but de cette étude était de déterminer une échelle des réseaux, du pire au meilleur pour leur équilibre mental et d’établir une liste de demandes qui rendrait la navigation sur ces réseaux plus sûre et agréable pour les jeunes. Instagram était arrivé grand dernier du classement : le réseau pousserait davantage les jeunes au suicide et exacerberait leurs complexes physiques, “leur renvoyant une image de perfection inatteignable et insoutenable”.
Selon l’étude menée par Mediapart, la “prime à la nudité” qu’impose Instagram ne fait que gonfler ces idéaux d’hyper-sexualisation inaccessibles qu’on attribuait un temps à la presse féminine. Comme le notait Alex Hern, journaliste spécialiste des réseaux sociaux, dans The Guardian : “Facebook prouve que tout le monde est ennuyeux, Twitter que tout le monde est horrible, mais Instagram vous fait croire que tout le monde est parfait, sauf vous.”
Les paroles d’une influenceuse body-positive clôturent l’enquête de Mediapart, révélant en quelques phrases tout le cynisme et les contradictions dont on fait preuve face aux réseaux sociaux : “Si j’entreprends quoi que ce soit auprès d’Instagram, ils vont supprimer mon compte, non ? C’est clair que c’est hyper-injuste comment tout cela fonctionne, mais en même temps, sur les réseaux sociaux, c’est comme si on avait abandonné l’idée de justice, non ?”
Vous pouvez retrouver l’enquête de Mediapart dans sa totalité ici.