“Vers le mois d’avril, avec certains amis artistes, on s’est rendu compte que l’algorithme d’Instagram avait changé. On s’interrogeait : ‘Ah oui, toi aussi, t’as de moins en moins en likes ? Est-ce que ça n’arrive qu’à nous ?’ Ce genre de choses, ça t’inquiète et, en même temps, tu ne veux pas que ça t’inquiète. Mais les likes, ça fait partie de notre visibilité. Donc de notre travail. Et donc de notre rémunération.”
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C’est ainsi que le peintre Jules Magistry résume les hauts et les bas que fait subir l’algorithme d’Instagram aux artistes, les obligeant à modifier leur pratique et leur communication, mais aussi les interrogeant quant à leur statut de créateur·rice·s et leurs choix éthiques.
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À quel point, en 2022, est-il dispensable de jouer le jeu imposé par Instagram, réseau star de l’image qui a participé à la démocratisation de l’art et à l’avènement de nombreux talents ? Trois peintres et une photographe nous ont partagé leurs peurs, leurs questionnements et leur espoir face à tous ces bouleversements.
Instagram, vol. I : la gloire de l’émergence
On ne va pas vous faire un cours sur les réseaux sociaux mais revenons tout de même sur quelques bases et notamment l’ouverture et la diversité que ces derniers, Instagram en tête, ont insufflées au monde de l’art. Grâce à l’avènement des réseaux, le talent semblait enfin pouvoir exister sans piston, ni entre-soi, permettant de “se passer de certains intermédiaires”, tel que le note l’historienne de l’art Anika Meier pour le documentaire Arte L’Infinie Galerie.
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C’est la pluralité des comptes d’artistes sur Instagram qui a par exemple convaincu Maria Tazi d’y partager ses créations. C’est aussi grâce au réseau social qu’elle a pu organiser sa première exposition. Une belle porte d’entrée pour celle dont la peinture n’est pas le métier et qui confie ne pas se retrouver dans “l’ambiance pompeuse et bourgeoise des milieux artistiques contemporains”. “Insta m’a permis de partager mon univers, avec toute la modestie que cela suppose : les œuvres sont simples, elles ont des défauts.”
Pour Jules Magistry, même son de cloche, au sens où Instagram lui a permis de “trouver [ses] premier·ère·s client·e·s”. Mieux encore, la plateforme lui a présenté une “communauté queer artistique”. “C’est vraiment ce que j’ai gagné de plus précieux, des gens qui sont devenus mes ami·e·s. Il y en avait beaucoup plus que ce que je pensais et ça faisait du bien parce qu’en parallèle, les institutions restent gérées par des hommes blancs, riches, de 50 balais.”
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Tou·te·s logé·e·s à la même enseigne
Avec le succès d’Instagram, même les fameux riches hommes blancs ont dû se mettre à la page. Si Instagram a permis aux artistes un accès au succès, les institutions déjà en place se fraient quant à elles un chemin vers leur public grâce au réseau social. Musées, galeries et agents ont forcément un compte qu’ils tentent de rendre toujours plus attractif, innovant, en accord avec les exigences de l’algorithme.
Franziska von Plocki, community manager du Städel Museum de Francfort, rapporte par exemple que “toutes les journées internationales, celles du chat, du chien, sont notées dans [son] agenda” afin de proposer des publications régulières sur le compte du musée, devenu une extension de l’établissement.
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Le célèbre Centre Pompidou redouble d’efforts et d’inventivité sur ses réseaux, maîtrisant le jeu au point d’adapter ses contenus selon les plateformes, en surfant par exemple sur les trends TikTok. Même constat pour la Galerie des offices de Florence qui s’est mise à TikTok et regroupe aujourd’hui plus de 138 000 abonné·e·s, et pour le musée du Louvre, qui vient de signer une collaboration vidéo avec Pinterest. Une règle expliquée par la peintre Sophie Laroche : “Instagram ne va pas mettre en avant une vidéo affublée du logo TikTok par exemple. Ça fait un travail énorme de community manager de multiplier les contenus comme ça.”
Artiste ou community manager ?
Cette charge de travail a encore augmenté depuis qu’Instagram s’est lancé dans une course d’imitation de TikTok, forçant les artistes à privilégier le contenu vidéo avec les Reels. Il est donc désormais conseillé de publier des vidéos sur TikTok et sur Instagram, mais pas les mêmes.
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“Si un artiste a pour objectif d’être visible sur Instagram, c’est un engagement énorme en termes de temps et de travail. Tous les artistes ne peuvent pas se le permettre, ne savent pas le faire ou ne veulent pas le faire. Tu peux estimer que ce n’est pas pour toi”, poursuit Sophie Laroche.
Bien qu’elle tienne à préciser que l’art “n’est pas [son] métier” ni sa source de revenus principale, l’artiste a tout de même bien vite repéré que “pour qu’un compte marche, il faut suivre l’algorithme”. “Instagram demande une certaine productivité et une certaine esthétique pour les publications. Pour que ça marche, il faudrait poster un grand nombre de photos et de vidéos par semaine, des stories tous les jours.”
La photographe Néhémie Lemal plussoie : “On doit maîtriser notre art et montrer les backstages. C’est un rythme intenable, finalement, on travaille tout le temps. […] Tout le monde semble à la recherche de l’algorithme qui permet de réaliser un maximum de bénéfices avec un minimum d’efforts.”
Sur YouTube, nombre d’artistes et de créateur·rice·s de contenus ont bien senti le filon et partagent justement leurs conseils pour dompter l’algorithme en question, selon des périodes particulières. Voyant les soubresauts subis par les artistes depuis le début de l’année, les titres des vidéos actuelles précisent bien qu’elles traiteront de “l’algorithme 2022” pour appâter leur public.
Des évolutions contre-productives ?
La mise en avant de contenus vidéo sur Instagram modifie fatalement la façon de créer des artistes. Pour transformer un contenu habituellement figé (de la photo, de la peinture ou de la sculpture) en vidéo, les options ne sont pas infinies. C’est pourquoi pullulent les Reels montrant le processus de création des œuvres. L’accent est ainsi porté sur le procédé plus que sur l’œuvre terminée.
“Il faut constamment penser à la réception du travail et penser à se filmer en train de peindre. Ça décorrèle un peu de l’activité artistique, c’est presque un dédoublement de personnalité. Ça peut éloigner de l’art en lui-même, ça extrait fatalement de la bulle qu’on peut se créer et c’est assez contre-productif”, explique Sophie Laroche.
Maria Tazi comprend quant à elle l’intérêt des Reels puisqu’elle en est elle-même friande : “C’est de l’ASMR visuel pour moi. Ça m’arrivait, pendant le confinement, de m’endormir en regardant des Reels de processus artistique en accéléré. Je trouve ça magnifique à regarder, quel que soit le produit final.”
En effet, ces vidéos participent à ce qui fait l’attrait des réseaux : on s’y perd, elles nous hypnotisent dans la forme, mais aussi dans le fond. Après nous avoir poussé·e·s à admirer et se comparer à des corps parfaits, des vacances de luxe et des minois d’anges, Instagram nous offre de nouvelles insécurités sur un plateau : pourquoi telle personne est-elle si douée alors que je ne saurais pas dessiner un œil même si ma vie en dépendait ?
Plutôt que de pousser des amateur·rice·s à user de leur crayon, ces courtes vidéos auraient parfois plutôt tendance à créer un mythe qui efface les difficultés de création. En soixante secondes, ce ne sont pas les doutes, les échecs ou les frustrations qu’on nous donne à voir.
Vers une uniformisation des contenus ?
Pour Néhémie Lemal, le “vrai problème” posé par cette toute-puissance des algorithmes est la façon dont “l’intelligence artificielle est pensée comme une intelligence collective”. “Tout est standardisé, on ne pense presque jamais seul […]. Je pense que c’est dangereux pour les artistes car les artistes, selon ma définition, sont normalement en dehors de la société et ont une vision extérieure qui peut critiquer et faire avancer les choses.”
C’est en suivant cette ligne de pensée que la photographe a décidé de ne pas jouer le jeu des algorithmes, une décision notamment prise lors du “shadowban du hashtag #BlackLivesMatter”, qui l’a convaincue de la nécessité de réglementer ces plateformes. Si Néhémie Lemal peut se permettre de ne pas suivre ces règles, c’est aussi parce que ses “photos sont étrangement adorées par les algorithmes malgré tous les changements”, une chance que tout le monde ne partage malheureusement pas.
Un discours à modérer
Malgré ces interrogations et regrets légitimes, le paysage n’est pas si obscur et les artistes interrogé·e·s partagent un discours nuancé. Néhémie Lemal n’oublie pas que “plus de la moitié des personnes que nous connaissons sur Internet ne seront plus connues dans la prochaine décennie ou auront évolué”. “Les plateformes ne seront plus là ou auront changé les codes. Je pense que pour l’avenir, il ne faut pas trop s’attacher à tout ça […], il y aura certainement autre chose de nouveau.”
Même rejet pour Jules Magistry qui, fort de son expérience dans le milieu de l’art, sait bien qu’“à la fin, c’est le travail qui compte”. “Avec mes ami·e·s artistes, on est assez serein·e·s. [Notre baisse de likes du début d’année] n’a rien changé à nos contrats. Puis, depuis deux, trois mois, j’ai l’impression que ça change de nouveau. Il y a une petite remontada.”
Il serait surtout temps pour Instagram d’arrêter de vouloir copier ses concurrents. Après des années passées à vouloir imiter Snapchat, cette course à rattraper TikTok paraît étrange. “On dirait une stratégie de boomer”, rit Jules Magistry. Allez Instagram, pose-toi, tout va bien se passer, il suffit de croire en toi comme les artistes essaient de croire en leur travail malgré les bizarreries que tu leur imposes.
Vous pouvez retrouver sur Instagram les travaux de Sophie Laroche, Néhémie Lemal, Jules Magistry et Maria Tazi.