“C’est dans mes gènes. J’ai commencé la photo pour ne plus avoir à utiliser les photos des autres.” Nanténé Traoré a commencé sa carrière de photographe il y a trois, quatre ans et a fait ses premières armes dans le collage et l’écriture. Se sentant limité par les clichés disponibles en ligne pour ses collages, le jeune homme s’est lancé dans la photographie pour ne plus jamais manquer d’images.
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Son premier projet photographique, titré Que serais-je devenu sans moi ?, raconte ce que c’est que d’être ado en 2018. Traoré a écouté de nombreux·ses ados, âgé·e·s de 13 à 30 ans, se confier sur leurs traumatismes, “des histoires de vie pas faciles, des viols, leurs premiers émois, leurs règles, leurs copains”. Le succès de cette série déjà très intime le “dépasse” tant elle a touché un large public. Après cet engouement, il décide de poser son objectif sur la communauté LGBTQ+, “sa communauté”, et plus particulièrement les personnes transgenres.
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Inspiré par les œuvres de Peter Hujar et d’Ed van der Elsken, il documente ainsi les milieux militants queers, les manifestations, ses proches, afin de créer des représentations “justes”. Petit à petit, sa signature s’aiguise et ses thèmes se précisent : Nanténé Traoré aime “construire” et explorer “les espaces intimes, ce qu’on dit avec le corps”. Âgé de 28 ans, il signe aujourd’hui une série intitulée Tu vas pas muter, qui lui a permis d’être sélectionné par le prix Utopi·e”, le premier prix d’art spécialisé dans la création LGBTQ+.
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Pour ce projet documentaire et artistique commencé il y a un an environ, le photographe immortalise les injections hormonales des personnes transgenres, dans leur foyer, les moments de tendresse, de contact et le sentiment d’appartenance. Il résume : “C’est une documentation visuelle et textuelle sur les pratiques d’injections pour les personnes trans hormonées, loin du sensationnalisme.”
Très personnelle, sa série s’accompagne de textes écrits de sa main et s’ouvre sur sa première injection hormonale à lui. Alors qu’il prépare son exposition aux Magasins généraux, à Pantin, aux côtés d’autres finalistes du prix Utopi·e et son exposition au Pavillon des Canaux, Nanténé Traoré a accepté de s’entretenir par téléphone pour nous parler de son envie d’offrir au public de meilleures représentations de la communauté LGBTQ+ et des personnes hormonées qu’il a pu rencontrer, de quelques souvenirs ainsi que de sa démarche artistique douce et bienveillante. Rencontre.
Konbini arts | Comment l’idée de cette série t’est venue à l’esprit ?
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Nanténé Traoré | Une amie journaliste à l’époque, Eva-Luna Tholance, a eu une idée de sujet : comment fait-on communauté autour de la reprise de son corps – hors circuit médical – pour les personnes trans hormonées ? Elle cherchait quelqu’un·e pour faire les photos. On a commencé à bosser ensemble mais, très vite, on a compris qu’on n’avait pas le même angle d’attaque.
Elle voulait travailler autour de la communauté et faire de la documentation sociologique tandis que moi, j’étais plus intéressé par l’individu : comment et avec qui les personnes hormonées vivaient leur transition, comment l’image de soi change avec le temps et à quel point il est important de garder des traces de ces changements.
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L’injection en elle-même est devenue un prétexte de cristallisation de ces moments entre les gens, de tendresse partagée, de transmission. On a arrêté de travailler ensemble sur ce sujet, mais j’ai repris la même trame pour faire uniquement de la documentation visuelle. C’est là que j’ai commencé à suivre des gens qui s’hormonaient.
Ton intention était-elle plutôt artistique ou documentaire ?
J’ai une vendetta personnelle sur le fait d’être un photographe trans. Je suis d’abord photographe avant d’être trans, et en même temps, mes sujets sont ma communauté. J’ai besoin que mes séries aient un but artistique. Il n’y a rien de plus horrifiant que de voir que les gens sont touchés par ma série simplement parce qu’elle parle de minorités, et pas parce qu’elle est belle artistiquement.
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“Ce sont avant tout des corps qui parlent de choses, des gens qui se parlent”
Malgré la documentation, ma série est très réfléchie, je voulais que les photos soient belles. Je shoote à l’argentique, je développe et je tire tout. L’argentique me permet d’en faire peu, m’oblige à réfléchir au cadre, à comment construire une belle image. Le vrai challenge, c’est que je shoote chez les gens, donc je dois constamment m’adapter à leur lumière et je dois aller très vite : le temps d’une injection est de seulement dix secondes.
Il faut vite que je sache si je veux immortaliser l’injection ou plutôt la préparation. Je me concentre beaucoup sur les gestes, la tendresse, la manière dont les gens se touchent et préparent la peau. Je voulais qu’on oublie que c’est une injection d’hormones. Ce sont avant tout des corps qui parlent de choses, des gens qui se parlent.
Il y a une autre difficulté : c’est de ne pas faire toujours la même photo. Ça m’apprend à être attentif, à regarder les gens, ce qu’ils font, ce qu’ils ne te disent pas. J’alterne : parfois, je fais des gros plans, des plans larges, parfois, j’ai envie de portraits. J’ai un panel assez large : au total, j’ai gardé vingt-cinq photos sur une centaine réalisée. J’ai dû rencontrer une trentaine de personnes. Les photos que j’ai gardées sont celles qui montrent les gens dont je suis le plus proche.
Justement, comment as-tu rencontré tes sujets ?
J’ai commencé par ma propre documentation d’injection. C’est mon meilleur ami qui a fait les photos de ma première injection. J’ai donc débuté avec mon cercle proche, en ayant une vraie liberté car je pouvais poser des questions, aller en profondeur. Puis, j’ai commencé à rencontrer d’autres personnes, à faire des appels sur Instagram. Je me déplace dans les foyers des personnes, parfois dans d’autres villes que Paris.
À la base, c’était un sujet qui m’intéressait parce qu’il me concernait directement. Mais ça m’intéressait aussi parce que je me demandais si tout le monde avait le même rapport à l’injection que moi, comment les gens s’injectaient, quels étaient leurs rituels. Par exemple, j’ai un copain qui ne s’injecte jamais seul ; il veut toujours que ce soit la même personne qui l’injecte et il a synchronisé sa prise d’hormones avec elle.
Il y a des personnes qui préfèrent que ce soit leur meilleur·e pote à chaque fois, ou d’autres qui veulent que ce soit des personnes qu’elles ne connaissent pas beaucoup car ça leur permet de créer un lien. Chacun·e a ses petits trucs et je voulais voir comment tout le monde faisait. Quand on ne passe pas par des infirmières, on est assez libres de son dosage, de sa fréquence, on écoute beaucoup son corps, ton corps te dit où tu en es, c’est à toi de doser, de voir comment tu te sens. C’est un retour à sa corporalité.
“Mes photos servent à ça : se rappeler de moments importants où on n’était pas les mêmes et cristalliser ces instants”
Est-ce que s’injecter soi-même ou avec d’autres facilite justement le rapport au corps ?
C’est très paradoxal. Au bout d’un an de projet, j’ai envoyé leurs portraits aux gens que j’ai photographiés. Je leur ai demandé : “Parlez-moi de votre photo. Voilà, c’est vous, est-ce que vous vous reconnaissez ?” On change rapidement avec les hormones, en particulier les personnes qui prennent de la testostérone, mais le truc, c’est qu’on ne se voit pas de l’extérieur.
Malgré le fait qu’on s’injecte, qu’on a une corporalité plus importante car on se pique, on a assez peu de rapport avec son image. C’est le monde extérieur qui nous dit qu’on change. Mes photos servent à ça : se rappeler de moments importants où on n’était pas les mêmes et cristalliser ces instants.
Peux-tu nous expliquer le titre de ta série Tu vas pas muter ?
Quand j’ai dit à mon père que j’allais prendre des hormones, je lui ai envoyé un message pour lui dire que j’étais stressé pour ma première injection, même si je savais que cela n’allait pas changer quelque chose tout de suite. Il m’a répondu : “Tu vas pas muter.” Ça m’a fait rire, ça m’a rassuré. J’ai gardé cette phrase pour mon titre.
Ensuite, il a fait des recherches et il a compris que j’allais me transformer. Lui a l’impression que je ne vais pas muter et pourtant, moi, qui prends des hormones, j’ai vraiment la sensation de muter, de perdre des peaux, d’en construire de nouvelles. D’ailleurs, j’ai envie de poser cette question aux personnes trans : est-ce que vous avez l’impression de muter ?
“J’aimerais qu’on dédiabolise l’injection d’hormones, qu’on arrête d’en avoir peur ; tout va bien, c’est doux, c’est beau”
Que veux-tu transmettre au public à travers cette série photo ?
J’aimerais qu’on dédiabolise l’injection d’hormones, qu’on arrête d’en avoir peur ; tout va bien, c’est doux, c’est beau même si parfois ça fait mal parce qu’on s’injecte. J’avais besoin qu’on ait un regard sur notre communauté qui soit moins difficile. Je veux que les gens qui ne s’injectent pas puissent ressentir quelque chose de fort quand ils regardent mes images, et que cette émotion ne soit pas juste liée au fait qu’ils regardent quelque chose qu’ils ne connaissent pas. Je veux que l’image les touche en elle-même, parce que la construction leur parle à eux. Je veux créer une émotion universelle.
Mon père est photographe de mode, et comme beaucoup dans les années 1980, il a puisé dans les photographes qui documentaient les marges, à l’instar de Nan Goldin. Depuis le début, ces espaces visuels ont été proches de moi et ça m’a toujours gêné : j’avais l’impression que les marges étaient systématiquement représentées de manière voyeuriste et étrange. Comme des bêtes de foire.
Quand j’ai commencé à faire de la photo dans le milieu queer auquel j’appartiens, je ne savais pas exactement ce que je voulais faire mais je savais que je ne voulais pas faire ça : recréer une imagerie qui servirait uniquement aux personnes qui nous regardent par le trou d’une serrure, se disant : “C’est quoi ces monstres ?”
“C’est quelque chose qui m’obsède : comment proposer des représentations plus justes, aborder des sujets sans les sensationnaliser, sans les transformer en folklore”
Je veux transmettre des représentations justes pour ma communauté mais aussi pour les personnes qui ne connaissent pas ce milieu, comme ma grand-mère, ma belle-mère, mon père, pour leur montrer qu’on vit plein de moments heureux, qu’on est comme tout le monde.
C’est quelque chose qui m’obsède dans mon travail : comment proposer des représentations plus justes, comment aborder des sujets sans les sensationnaliser, sans les transformer en folklore. Je bosse avec des gens et je ne veux pas en faire des outils, je ne veux qu’ils aient l’impression que je les utilise, je veux qu’ils aiment leurs images. On a besoin d’images de nous.
Si tu devais garder un souvenir marquant, dans le cadre de cette série, lequel serait-ce ?
La gender reveal party. Mon copain Simon a fait son changement d’état civil et il a fait une fête comme aux États-Unis. Il y avait des ballons roses et bleus et sur le mur, il avait écrit : “Is it a boy or is it a girl? It’s a mess!” [“Est-ce que c’est une fille ou un garçon ? C’est un bordel !”, ndlr.] Il était habillé en rose, c’était satirique. C’était drôle comme moment !
Avec un ami, ils ont synchronisé leurs injections. Normalement, on fait ça dans un milieu stérile mais là, c’était fait au milieu des bières, au milieu de la soirée, c’était un peu n’importe quoi. Ça lui ressemblait bien, ça m’a touché car tout le monde s’en foutait un peu, ça avait l’air très quotidien. À terme, j’aimerais qu’il n’y ait plus de ritualisation et qu’on puisse se faire son injec’ en mangeant des œufs.
La série Tu vas pas muter de Nanténé Traoré est exposée aux Magasins généraux, à Pantin, aux côtés d’autres artistes sélectionné·e·s par le prix Utopi·e, jusqu’au 22 mai 2022. Le 17 mai sera annoncé le prix du jury. Le 22 mai, le prix du public sera révélé.
Cette série est aussi exposée jusqu’au 30 juillet 2023 au Pavillon des Canaux, à Paris.