“La Vie folle” est la première rétrospective en France d’Ed van der Elsken, un titre qui illustre bien l’intensité du regard que le photographe néerlandais posait sur ses sujets, souvent marginaux, et la frénésie d’images, de voyages, de rencontres qui l’ont habité jusqu’à sa mort en 1990.
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Avec plus de 150 tirages originaux, des diaporamas, des montages, des maquettes de livres, des planches-contacts, l’exposition qui se tient au Jeu de paume jusqu’au 24 septembre propose une plongée dans l’œuvre foisonnante de cet artiste en mouvement perpétuel.
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À l’entrée de l’exposition, un grand portrait du jeune Ed van der Elsken, en noir et blanc, nous invite à découvrir la genèse de son œuvre : la période parisienne. En effet, la capitale française est le terrain où il fait ses armes, au sortir de la guerre, en arpentant les rues. C’est là qu’il définit son style, en suivant au plus près les errances de la jeunesse perdue de Saint-Germain-des-Prés.
C’est à cette période qu’il réalise Love on the Left Bank (Une histoire d’amour à Saint-Germain-des-Prés, en français), récit photographique à la fois autobiographique et romancé où l’on suit Vali Myers, une brune aux yeux verts qui déambule dans les cafés de la Rive gauche à la recherche d’un amant fictif.
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Paru en 1956, le livre Love on the Left Bank est remarquable de modernité : l’association de différentes séquences d’images et les points de vue multiples lui donnent un caractère résolument cinématographique et vaut au photographe une renommée immédiate. Des années plus tard, Nan Goldin confiera avoir reconnu en Van der Elsken un prédécesseur en découvrant ce livre.
L’esprit rebelle
Quand Ed van der Elsken commence la photographie, il prend à rebours la vision humaniste partagée par beaucoup de ses confrères en s’intéressant aux anticonformistes, de Paris à Tokyo en passant par Amsterdam, sa ville natale, où il revient régulièrement.
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Là-bas, il poursuit et développe encore son intérêt pour les personnages atypiques et la jeunesse contestataire, en noir et blanc d’abord, puis en couleurs. Les jeunes filles lookées et “choucroutées” des années 1960, le public électrisé des concerts de jazz, les punks et les sans-abri des années 1980 : le photographe néerlandais est à l’affût des marginaux, celles et ceux qu’il appelle “les siens”. Prises sur le vif, ses photos sont autant d’instantanés de chaque génération.
Voyages, voyages
C’est à la fin des années 1950 qu’Ed van der Elsken entreprend son premier long voyage. Il se rend à Oubangi-Chari en Centrafrique, qui est alors encore une colonie française, en 1957. Là, il capture des cérémonies rituelles et des scènes de chasse extrêmement puissantes et commence à utiliser le flash pour donner du relief à ses prises de vue nocturnes. Après l’Afrique, c’est un véritable tour du monde qu’il entreprend avec sa femme Gerda van der Veen.
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Ils parcourent le Sénégal, la Sierra Leone, l’Afrique du Sud mais aussi la Malaisie, Singapour, Hong Kong et les Philippines pour finir par le Japon. Le pays du Soleil-Levant, qui s’éveille au consumérisme tout en restant intrinsèquement traditionnel, fascine le photographe. À Tokyo, il immortalise le marché aux poissons, des manifestations, des rencontres séduisantes, des mannequins, de jeunes marginaux et des lutteuses.
Les diapositives couleurs et enregistrements sonores réalisés là-bas sont les matériaux qui donneront naissance à Tokyo Symphony : une installation-diaporama achevée après la mort du photographe en hommage à la ville.
Des notes, des carnets, des livres
Ed van der Elsken a produit de nombreux livres. En plus de Love on the Left Bank, il publie Bagara, Jazz et Sweet Life (La Douceur de vivre, en français). Ce n’est pas seulement par les photographies mais aussi par l’inventivité́ de leur maquette et la qualité́ de leur impression que ces ouvrages sont remarquables. Pour lui, la photographie n’est jamais un objet fixe. Il peut en changer le cadre, l’utiliser pour une publication ou un livre, la projeter sur un écran si elle est en couleurs ou en faire un diaporama.
Ses expositions sont des installations dans lesquelles il combinait tirages, textes et multiples supports. Dans les années 1960 et 1970 déjà, ses présentations n’ont rien à voir avec des expositions photographiques traditionnelles. Et l’exposition du Jeu de paume montre encore davantage cette profusion d’images et de media.
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L’homme qui voulait se faire greffer une caméra dans la tête
Ed van der Elsken rêvait de se faire greffer une caméra dans la tête pour pouvoir saisir la réalité en permanence. Dès la fin des années 1950, il commence à filmer et développe une manière de travailler proche du cinéma-vérité. Lors de ses voyages, il réalise des reportages pour la télévision tandis que ses films personnels, même s’ils sont de nature documentaire, restent expérimentaux dans la forme et se caractérisent souvent par l’intrusion du réalisateur dans le champ.
En 1963, il réalise son premier film autobiographique, Bienvenue dans la vie, cher petit. Dans The Infatuated Camera/Camera in Love (1971), on le voit photographier une naissance et se filmer au fish-eye depuis la Jeep qu’il utilisait à la ferme avec sa famille. Là encore, on comprend à quel point les sphères intimes et familiales sont imbriquées dans son travail.
Son dernier film autobiographique s’intitule Bye. C’est un adieu à la vie dont il est à la fois le protagoniste et le caméraman. En 1988, apprenant que son cancer est entré en phase terminale, Ed van der Elsken décide de documenter la progression de sa maladie et le rétrécissement de son monde.
Rarement un photographe n’aura mieux évoqué l’image du “tourbillon de la vie” qu’Ed van der Elsken. Cette prolifique exposition du Jeu de paume nous fait sentir à quel point le monde est riche, d’images, de gens, de choses à vivre, et nous presse de le consommer sans modération. Une expo à voir avant de se jeter dans “le tourbillon de la rentrée”.