Jusqu’au 30 juin prochain, le photographe Raymond Depardon investit les murs du musée d’Issy-les-Moulineaux. Son travail ? Rendre compte, en images, de l’architecture de la ville des Hauts-de-Seine à travers une exposition intitulée “Paysages d’architecture : une promenade à Issy par Raymond Depardon”, à l’occasion du cycle “Métamorphoses : Issy se (ré)invente”. Car la cité, déjà photographiée par Robert Doisneau au début du XXe siècle, a inspiré nombre de grands architectes qui ont changé son visage ces dernières décennies, de Christian de Portzamparc à Jean Nouvel, en passant par Jean-Michel Wilmotte.
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De son mode opératoire à la photographie politique en passant par l’importance du noir et blanc ou de la couleur, on est allés à la rencontre de l’une des légendes de la photographie française.
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Cheese | Pour cette exposition, quel a été votre mode opératoire ?
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Raymond Depardon | Avant tout, il y avait quelque chose qui me plaisait bien dans cette commande : j’habite à côté et je n’avais pas à passer le périphérique [rires]. Aussi, même si je me suis dit que ce serait intéressant d’aborder le rapport entre l’architecture et la photographie, il n’y a rien de plus difficile que de photographier un bâtiment.
Si je ne viens pas de ce milieu-là, on est très vite confronté, après avoir photographié l’homme, à photographier la maison. J’ai beaucoup voyagé, de l’Afrique à l’Amérique du Sud, et la maison était toujours là. Je me suis dit que ce serait l’occasion de me confronter à quelque chose qui est le pendant d’un projet que j’avais réalisé de 2004 à 2010, La France des sous-préfectures, qui est en réalité la France des gilets jaunes.
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Dès le début, alors que Jospin était premier ministre, j’ai senti que ça allait déjà très mal. J’ai eu plein de réflexions : on me disait que j’exagérais, on me répondait que ça n’existait pas. C’était un état de fait qui n’arrivait pas à remonter à Paris. Dans cette France des sous-préfectures, je me suis aperçu que des petites villes galéraient, étaient abandonnées, loin de tout. Je me suis approché de ces boutiques qui fermaient les unes après les autres.
Issy-les-Moulineaux, c’est l’inverse, mais ce n’est pas non plus une capitale ou une sous-préfecture : on n’est pas dans le patrimoine, parce que Paris… J’ai commencé des photos sur Paris et j’ai vite arrêté.
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Parce qu’à Paris, il y a l’aspect “ville-musée” ?
Oui, c’est ça, et dès que tu fais la moindre photo. Je suis l’actualité comme tout le monde, et Bertrand Delanoë et Anne Hidalgo ont eu du mal à faire passer des renouveaux architecturaux au sein de la capitale. Et quand tu voyages un peu, l’architecture moderne n’arrête pas de bouger, il y a beaucoup à voir. C’est quelque chose qui m’interroge.
“Il faut photographier, c’est notre responsabilité”
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Dans une interview, vous disiez qu’on ne réalisait pas assez de photos sur la France “actuelle”.
Il faut photographier, c’est notre responsabilité. Et puis maintenant, on a un peu quitté la photographie humaniste traditionnelle avec la dame qui passe avec son caddie ou le retraité qui est sur le trottoir : on a quand même beaucoup photographié des gens, on n’en manque pas.
“Il y a quelque chose de mental dans la photo de rue. Il ne faut pas trop chercher à comprendre, il faut laisser l’improvisation se faire par rapport à quelque chose qui te dépasse”
Qu’est-ce qu’il manquerait dans ce cas-là ?
Il manque un tout petit peu de recul. C’est pour ça que j’aimais bien faire La France des sous-préfectures ou Issy se (ré)invente à la chambre photographique : ça interdit de produire des anecdotes. Pour cette exposition, j’ai travaillé avec un appareil assez récent : il a dix ans et les pellicules comme les objectifs sont ultra-sophistiqués. Il y a un côté rapport de gendarme, parce qu’il y a peu d’optiques.
Je me rappelle aussi que pendant La France des sous-préfectures, j’ai eu beaucoup de problèmes avec les élus. Pourquoi ? Parce que je ne me rendais pas compte que je prenais aussi en image les trottoirs, qui étaient en mauvais état. Les élus étaient fous de rage. Effectivement, la première chose qui craque dans une ville à l’abandon ou oubliée, c’est ses trottoirs.
Vous continuez à faire de la photo de rue ?
Tout le temps. Dès que je prends l’avion, j’emmène un appareil et puis je provoque, je vais faire des photos pour moi. Par exemple, sur La France des sous-préfectures, je documentais beaucoup en couleurs. Dès que je sors un film qui m’emmène à Limoges ou à Nantes pour sa promotion, je vais faire des photos toute la journée. Parce que je sens bien qu’on ne photographie pas assez.
Au-delà du fait de documenter, il vous reste toujours ce plaisir de photographier ?
Bien sûr. Le plaisir, je l’ai maintenant en prises de vues. C’est toujours douloureux de faire des photos.
C’est-à-dire ?
Parce qu’il faut toujours voler aux gens leur image, il faut aller vite, il faut sourire, il ne faut pas insister, il y a un paquet de méthodes. Des fois, on te dit : “Mais pourquoi vous me photographiez ?” Il faut l’expliquer. Dans certains quartiers de Paris, il faudrait être accompagné.
Quand vous dites qu’il faut aller vite, vous voulez dire quoi par là ?
Il faut prendre un appareil qui le permet : il y a des appareils qui possèdent une position “snap”, c’est vraiment un “tac”, c’est de la réactivité. Il faut dire que j’ai commencé avec des appareils comme Rolleiflex et ensuite j’ai eu la chance, je me suis payé un Leica. Mais c’est vrai que pendant très longtemps, quand on était à l’agence Gamma, on était très reflex : c’était l’arrivée du Nikon, du Canon, du Pentax. Et puis quand je regarde mes photos, je les aime moins.
Pourquoi ? Parce qu’on cadre bien, on regarde bien, on contrôle tout mais on oublie un truc : la photo, c’est encore autre chose, il y a quelque chose de mental, un visage que tu aimes bien. Il ne faut pas trop chercher à comprendre, il faut laisser l’improvisation se faire par rapport à quelque chose qui te dépasse.
“C’est toi, tu es ton objectif préféré. C’est toi qui décides, pas l’objectif”
C’est vrai que d’avoir été photographe de presse puis d’être passé par l’agence Magnum, l’un et l’autre m’ont enrichi. Avec la photo de presse, j’ai appris à aller vite. Chez Magnum, j’ai compris qui j’étais : à l’agence, on m’a demandé si j’étais quelqu’un qui aimait faire des photos à 5 mètres, à 3 mètres, à 1,50 mètre. Il a fallu que je trouve ma distance.
Une distance mentale ?
Oui, une distance mentale. Des photographes comme William Klein, ils sont dans le visage, dans les gens.
Mais ça dépend aussi de l’objectif utilisé…
C’est toi, tu es ton objectif préféré. Il faut prendre ça comme étant un problème. C’est toi qui décides, pas l’objectif. Moi, venant de Gamma, je ne savais pas. Je pensais que c’était le 35 mm mais je me suis rendu compte que j’étais toujours trop loin. En fait, je suis plutôt 50 mm. Je suis en fait très classique, avec une marge de 3 à 5 mètres. Sauf le politique. Là, je suis au grand-angle, je rentre dedans. Quand un homme politique plonge dans la foule, là, je suis au grand-angle.
“J’ai une personnalité complètement contraire à tout ce qu’implique le travail de photographe, de reporter”
Et le grand-angle permet aussi de déformer le politique.
Oui, de le déformer, mais surtout de dire où on est. Ça donne la position du photographe. Mais j’ai appris, en suivant notamment Richard Nixon en 1968, lors de sa campagne aux États-Unis. J’ai vu que les Américains pouvaient s’approcher à 1,50 mètre, et pas moi. Et je me suis dit : “Bon, qui décide ?” Et puis j’ai vu ce mec avec un micro et un écouteur. Je me suis présenté, j’ai dit : “Je suis le Français.” Ils m’ont observé pendant un ou deux jours puis le troisième jour, j’ai moi aussi pu m’approcher. Et là, tu fais des belles photos. Wouah, ça plonge comme ça. Après un discours, il plonge dans la foule.
Quand vous avez commencé à faire de la photo de rue, bien avant la politique, il n’y avait pas une timidité ?
Je suis toujours tiraillé : je suis d’une nature plutôt timide et je suis casanier. J’ai une personnalité complètement contraire à tout ce qu’implique le travail de photographe, de reporter. Et à la fois, ça veut dire aussi que ça marche en interne la photographie : bien sûr qu’il y a une technique mais c’est pas parce que tu connais la technique que tu fais de bonnes photographies.
Mais c’est vrai que quand Cartier-Bresson a dit : “Il faut être comme les artilleurs : ils tirent puis ils se déplacent vite pour pas qu’on les localise”, avec un mortier ou je ne sais pas quoi. Si tu commences à cadrer, à viser… Et le piège classique, c’est les amoureux : c’est une photo classique et un peu “tarte à la crème” mais si tu les vises trop longtemps, ils vont sentir le regard sur eux.
Maintenant, tout le monde a un téléphone, tout le monde sait et reconnaît de loin quelqu’un qui vise ou prend des images : c’est plus difficile qu’avant de prendre des photos dans la rue ?
On m’a beaucoup posé la question en me disant : “Alors, vous êtes en colère contre les gens qui prennent de plus en plus de photos ?” Comme si c’était une concurrence déloyale contre la presse. Et j’ai répondu : “Non, au contraire.” Je me souviens, il y a une dizaine d’années à Berlin, avoir réalisé un selfie à Berlin-Est. Tout le monde me regardait. Ce n’était pas le genre, là-bas. Maintenant c’est normal.
“Tous les grands photographes sont aussi de simples photographes. Faut être de bonne humeur, faut savoir s’adapter”
Quand je fais des photos comme ça, je suis juste un amateur. Au fond, je cherche toujours à être le plus simple possible quand je fais une photo. Comme si c’était une photo pour moi, un journal, un carnet. Je l’ai fait avec la Correspondance new-yorkaise : j’ai cassé le côté du professionnel pur et dur que rien ne vient toucher. Au contraire, on ne sait pas grand-chose, mais en même temps, on sait tout. Je crois que ça contribue un petit peu, sans jouer les humanistes, à une certaine transparence des choses.
Il n’y a pas une forme de courage à faire de la photo de rue ?
Non, pas de courage, il faut être attiré.
Mais des situations peuvent être des freins, il faut avoir du courage pour ne pas avoir peur du regard de l’autre.
C’est compliqué. Il y a eu des moments où j’ai eu du mal à faire des photos, comme en Algérie. De grands photographes n’en pouvaient plus et moi j’étais le dernier qui restait. J’avais 18 ans. “Allez, va en Algérie”, avec l’OAS, etc. On m’a dit en 1961-1962 : “Va en Algérie”. J’étais mal vu des Algérois et des pieds noirs. Je me suis posé la question de revenir chez mes parents, à la ferme.
Est-ce qu’entrer en contact avant de prendre des photos est préférable ?
Si vous faites des paysans, il vaut mieux leur parler [rires]. D’abord, vous n’arrivez pas chez un paysan comme ça. Les paysans sont sans doute les plus difficiles, un peu comme la banlieue la plus difficile de France : ils possèdent un point commun, il faut être introduit. Par un voisin, par un facteur. Et là se met en place une période test : on va vous regarder, il ne faut pas trop mitrailler, mais il faut quoi qu’il arrive visiblement travailler. Il faut toujours montrer l’appareil photo, toujours l’avoir en bandoulière.
Je sais qu’il y a aussi plein de gens qui ont le complexe d’être photographe : du coup, ils planquent leur appareil, et puis à un moment donné, ils reviennent avec une équipe et là, ça choque. Il y a eu trahison. Je me souviens qu’avec les paysans qui m’avaient affirmé que mon appareil photo, c’était comme leur fourche. C’est un outil et il faut faire toujours des photos parce qu’ils vous voient les faire, ils vous voient à travers l’objectif.
“On ne peut pas se souvenir d’une photo de nuit”
Tous les grands photographes sont aussi de simples photographes. Faut être de bonne humeur, faut savoir s’adapter. J’avais le complexe du fils de paysan, d’un seul coup en fait je me suis rendu compte que c’était un atout : je n’avais pas peur de m’approcher des gens, sur les routes, au Chili, en Éthiopie, je m’approchais. Avec moi, j’avais des habitants de la ville et eux, ils étaient terrorisés, moi non. Je m’approchais, le mec, il gueule, et puis je m’approche encore plus de manière frontale, et là, il se calme. Parce que je connais un peu sa vie, c’est un nomade, c’est un paysan, c’est un berger. J’avais plus peur d’une jeune fille dans le métro à Paris, là, j’étais timide.
Aller voir les gilets jaunes, ça ne vous attire pas ?
Ah si, bien sûr ! Ce qui m’a surpris avec ce mouvement, et c’est grâce à la technique, c’est un changement : lors des manifestations en 1968, on s’arrêtait quand le jour tombait. De 8 heures du matin à 20 heures du soir, en 68, ça se passait comme ça. C’étaient les horaires. J’étais en Arabie saoudite et Gilles Caron me racontait. Là, c’est magnifique. Le numérique est beaucoup plus rapide et il permet de façonner des images extraordinaires avec des couleurs fortes, entre les illuminations un peu kitsch des Champs, les lacrymogènes blancs, les gilets jaunes et ces vieux CRS. Mais il faut se dire un truc : les belles photos, elles se font de jour.
Parce que c’était plus difficile la nuit à l’époque avec le matériel que vous aviez ?
Parce que c’est la mémoire. On ne peut pas se souvenir d’une photo de nuit. J’ai pris une très belle photo lors de la chute du mur de Berlin. Les gens montaient et tiraient des gens sur le mur. Je l’aurais faite de jour, elle aurait été plus célèbre.
En noir et blanc ou en couleurs, c’est pareil ?
C’est la même chose. Maintenant, tout le monde sait, tous les grands chefs opérateurs, que la plus belle lumière du monde est quand le soleil se couche. Avec le numérique, moi qui travaille tout le temps à l’argentique, je vois bien la différence : les capteurs des appareils numériques sont très sensibles avec une qualité hallucinante, et ils battent à plate couture l’argentique. L’argentique est très bon sur les hautes lumières. Dans le désert, vaut mieux en avoir un. Un numérique, il ne va pas savoir.
Là, vous auriez ainsi pu utiliser un appareil numérique.
Ou un argentique poussé, qu’on peut bidouiller. Mais bon, place aux jeunes maintenant.
Vous avez aussi déclaré que les photographes étaient plus “voyous” avant ?
D’abord, ils venaient d’horizons différents. Maintenant, on fait des études, on passe le bac, on fait des études de sciences politiques. À la rigueur, si j’avais pu faire des études, j’aurais bien aimé : de la science politique pour apprendre la géopolitique avant de mettre les pieds dans n’importe quel pays. Il faut savoir. Et puis, j’aurais fait du graphisme, rien que pour savoir recadrer une image.
Après toutes ces années de travail, est-ce que vous pouvez dire maintenant ce qu’est ou non une belle photo ?
Ça se travaille une bonne photo. C’est toujours difficile parce qu’il y a plein de facteurs qui entrent en ligne de compte. Alors tu as toutes les techniques : tu la mets dans un miroir, tu la regardes à l’envers…
Un miroir ?
Tu vois une photo dans un miroir, tu sais tout de suite si elle est bonne. À l’envers aussi. Et tu fais des photocopies, tu l’agrandis, tu la diminues. Tu la laisses sur la porte de tes WC pendant un certain temps, t’en pourras plus. Certaines, tu en auras marre, d’autres, tu continueras encore et encore de les trouver fortes. C’est le même processus que lorsqu’il faut monter un film.
Certaines images, vous les découvrez aussi à travers les yeux de l’autre.
Bien sûr. Il faut la tester. Avec des cobayes, on est surpris quelques fois. À Magnum, on mettait nos initiales derrière la photo. Et là, personne ne choisit celle en laquelle tu croyais. Tu te dis : “Merde, ce n’est pas passé.” Et une photo que tu as faite, dont tu ne te souviens même pas si tu as appuyé sur l’appareil ni si tu étais en position automatique, tout le monde te balance un : “Wahou, c’est génial.”
Vous disiez dans une interview que la caméra, on peut la comparer à un bouclier. Un appareil photo, est-ce que ce serait la même chose ?
Non, c’est beaucoup plus dur. On est beaucoup plus “sniper”, tireur d’élite, voyeur, parce qu’on lève son appareil, on appuie. Je le dis d’autant plus parce que j’ai plein de souvenirs avec Gilles Caron avec qui je travaillais, moi à la caméra, et lui, il se mettait derrière moi et il profitait de ma caméra.
Je voyais bien que la caméra était protégée. Rentrer dans un café, que vous ne connaissez pas, dans un endroit difficile, je peux faire un plan-séquence avec une caméra, même dans les quartiers nord de Marseille. Avec un appareil photo, je ne m’y risquerais pas.
Parce qu’à chaque fois vous devez à la fois monter et descendre votre appareil au niveau du visage.
Oui, voilà.
“Paysages d’architecture : une promenade à Issy par Raymond Depardon” au sein du cycle “Métamorphoses : Issy se (ré)invente”, une exposition de Raymond Depardon à découvrir au musée français de la Carte à jouer d’Issy-les-Moulineaux jusqu’au 30 juin 2019.