Après avoir remporté un prix au World Press Photo pour leur documentaire Aux portes de l’Europe, le photographe Carlos Spottorno et le journaliste Guillermo Abril publient La Fissure aux éditions Gallimard. Entre photo et bande dessinée, leur ouvrage dessine singulièrement les failles qui craquellent l’Europe petit à petit depuis plusieurs années.
Publicité
Le 3 octobre 2013, une embarcation venue de Libye fait naufrage près de Lampedusa : 366 personnes y perdent la vie. Une catastrophe humanitaire qui attire alors l’attention sur l’augmentation des flux migratoires provoquée par nouveaux conflits secouant le monde. En Espagne, la rédactrice en chef d’El Pais Semanal demande alors au journaliste Guillermo Abril d’aller voir ce qui se passe aux frontières de l’Europe et de se rendre dans les endroits “les plus chauds”.
Publicité
La crise migratoire n’en est qu’à ses prémices, pourtant les frontières européennes apparaissent déjà comme des avant-postes hostiles où la violence peut éclater à tout moment. Quand le journaliste espagnol part en janvier 2014 avec le photographe Carlos Spottorno, ni l’un ni l’autre ne sait que durant les deux années qui viendront, ils seront amenés à partir six fois aux quatre coins de l’Europe. De ces voyages, au cours desquels ils ont vu l’utopie européenne se fissurer violemment, ils ont rapporté 25 000 photos et 15 carnets de notes.
Chroniques à bord d’une frégate italienne
Dans un premier temps, les deux compères se rendent “aux portes de l’Europe”, où ceux qui fuient les atrocités de leur pays natal tentent de traverser les frontières, portés par l’espoir d’une vie meilleure. Comme à Melilla, ce lopin de terre espagnol situé dans le Nord du Maroc, encerclé par des grillages dignes du Mur de Game of Thrones. Sauf que ces derniers ne repoussent pas d’affreux Marcheurs Blancs mais des hommes faits de chair et de sang, en l’occurrence majoritairement des Syriens…
Publicité
Face à eux, se dressent les hommes de la guardia civile qui surveillent la frontière depuis leurs ordinateurs, prêts à partir en chasse au moindre signe d’intrusion… Les journalistes poursuivent ensuite leur périple au large de Lampedusa, embarquant sur une frégate italienne mobilisée, à l’époque, pour prévenir de nouveaux naufrages, après celui du 3 octobre 2013.
Carlos Spottorno et Guillermo Abril naviguent plusieurs jours avec les militaires lorsqu’ils rencontrent un bateau de migrants à la dérive. Guillermo Abril ne cache pas l’exaltation qui l’a alors saisi, étant le premier journaliste à assister à une telle scène. Ce dont il ne se doutait pas, c’est qu’au cours des mois suivants ces sauvetages exceptionnels deviendront tristement banals. Les naufrages, eux, n’ont pas cessé, comme nous le rappellent les deux bateaux qui ont chaviré au large de la Libye le week-end du 8 mai.
Sur les photos que Carlos Spottorno prend ce jour-là, à bord de la frégate italienne, on voit les visages marqués des femmes, des hommes et des enfants, à la fois soulagés d’être sauvés et inquiets de ce qui les attend. Parmi ces images admirables, se trouve notamment cette photographie magnifique qui deviendra la couverture de La Fissure, où l’on voit une jeune fille syrienne passer des bras d’un homme qui semble être son père à ceux d’un Italien dont le visage est couvert d’un masque hygiénique. Elle regarde l’objectif. À cet instant précis, son avenir est en suspens entre le pays natal, symbolisé par le père, et le pays d’accueil, représenté par le militaire.
Publicité
Vers l’Est
Après avoir écumé les postes-frontières, Carlos Spottorno et Guillermo Abril se tournent vers l’Est, où le retour d’une Russie expansionniste, après l’invasion de la Crimée, inquiète les dirigeants du monde occidental. Carlos et Guillermo se rendent aux frontières de la Pologne, de la Lituanie mais aussi de l’Ukraine, où des militaires américains, canadiens et britanniques viennent enseigner leur stratégie aux troupes locales pour résister à une potentielle invasion.
Sur les photos, des soldats de l’Otan manœuvrent des chars fabriqués en URSS. Bien que la situation puisse sembler cocasse, un goût amer vient à la bouche, celui de “l’Histoire qui se répète”. Le fantôme de la Guerre froide habite aussi les jeunes Lapons qui, au-dessus du cercle polaire, à la frontière russe, s’entraînent dans le plus grand froid en vue d’une éventuelle mobilisation. La Finlande, elle aussi, a augmenté son budget militaire et, bien qu’elle ne fasse pas partie de l’Otan, elle ne cesse de lui envoyer des signes pour former une coalition.
Publicité
À plusieurs reprises, Carlos Spottorno photographie les points de démarcation entre les pays : ce passage à vide où la terre n’appartient plus à personne. Pourtant, il ne faudrait pas se fier au silence de ces no man’s land car ils ne sont qu’un voile fin entre deux mugissements grondants. D’un côté comme de l’autre, on s’observe. Et le moindre faux pas pourrait tous nous mener à l’issue fatale.
Un message pour les citoyens européens
C’est pour faire entendre ce constat alarmant sur l’Europe, mais aussi sur le monde (car l’Europe ne fait qu’assumer les conséquences de tensions internationales), que Guillermo Abril et Carlos Spottorno ont choisi cette forme de récit. Insérées dans des planches de bande dessinée, toutes les photos ont bénéficié d’un traitement chromatique qui leur confère un grain rappelant la trace du fusain sur le papier.
Publicité
Case par case, le texte didactique de Guillermo Abril encourage une lecture facile, à même d’intéresser un large public. La Fissure s’adresse ainsi à chaque citoyen européen pour l’aider à mieux saisir les enjeux de ce troisième millénaire et qu’il ne se sente pas dépossédé de cette histoire, la leur, la nôtre.
Pendant deux ans, le journaliste et le photographe ont parcouru les confins de l’Union européenne pour en tâter le pouls et examiner son État. Entre la crise migratoire, la montée des extrêmes et les pressions venues de Russie, le diagnostic qu’ils en tirent dans La Fissure est alarmant.
Face au caractère fulgurant de la crise, un seul remède pourrait faire ses preuves, celui du dialogue et de la cohésion, mais il est trop lent. Sur la dernière page, une photo de Carlos Spottorno, resplendissante de bienveillance, fait jaillir un peu d’espoir. Le texte de Guillermo Abril, lui, est pessimiste, évoquant une Troisième guerre mondiale. Deux pronostics, deux avenirs possibles, et un seul monde pour choisir.