Pendant le confinement, le chanteur d’opéra britannique Peter Brathwaite est tombé sur le #GettyChallenge. Le musée J. Paul Getty de Los Angeles proposait aux internautes de recréer à domicile et seulement avec les moyens du bord, les œuvres de leur choix. N’ayant plus de concerts à donner, l’artiste s’est donné pour mission de participer à ce défi, en se concentrant sur les portraits de personnes noires.
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Lui qui ne s’était jamais essayé à la photographie auparavant s’est attelé à la lourde tâche de réaliser une image par jour pendant le confinement – et environ une tous les deux jours depuis le déconfinement. Cette initiative, commencée comme un simple jeu pour faire passer le temps, s’est muée en une mission éducative pour lui et pour les autres.
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Son compte Instagram est désormais un voyage ludique à travers les siècles, une ode à l’histoire de l’art qui remet en perspective la place des modèles noir·e·s dans l’art et des personnes noires dans l’histoire. Son projet lui a permis de découvrir un glissement dans la représentation des modèles noir·e·s, qui passent d’une place servile à une position indépendante, des côtés vers le centre des tableaux. Nous avons eu la chance de discuter avec Peter Brathwaite, qui s’est épanché sur son projet depuis Londres.
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Konbini arts | Bonjour Peter, peux-tu nous présenter ton projet Rediscovering Black Portraiture ?
Peter Brathwaite : Quand j’ai vu le défi du musée Getty, je me suis dit que ça m’offrirait une belle distraction pendant le confinement, puisque je n’avais plus vraiment de travail. Je me suis dit que ça allait me permettre de découvrir des œuvres d’art. Dès le début, j’ai voulu axer ce projet sur les histoires marginalisées, sur les personnes dont les voix sont tues. C’est devenu de plus en plus important en même temps que se développait le mouvement des luttes sociales. Avec l’expansion internationale du mouvement Black Lives Matter, j’ai senti qu’il fallait que je continue sur cette voie.
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“Je pense que c’est ce qui manque actuellement : nous n’avons pas d’image complète du passé.”
Le projet a pas mal évolué depuis ses débuts. Quand j’ai commencé, je portais beaucoup d’attention aux détails. Maintenant, je me concentre surtout sur l’essence des œuvres, les émotions qu’elles me font ressentir, mais aussi sur leur contexte, afin que les gens en sachent plus sur les protagonistes, pour donner une vision large de l’histoire. Je pense que c’est ce qui manque actuellement : nous n’avons pas d’image complète du passé.
Comment choisis-tu les portraits que tu recrées ?
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En général, je tape “portraits noirs” dans la barre de recherche et je cherche dans des livres aussi – notamment une collection de livres d’art, éditée par Harvard. Parfois les gens me font des suggestions ou je fais mes choix selon les réactions suscitées en commentaires. J’avais à cœur de montrer toutes les époques, des portraits classiques, mais aussi des œuvres contemporaines, réalisées par Kehinde Wiley, par exemple ou Alice Neel, une peintre figurative américaine inspirée par le Harlem des années 1950-60 et ses habitants, leur diversité.
Y a-t-il des périodes qui t’ont particulièrement inspiré et intéressé ?
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Ça change pas mal. Les œuvres des années 1820 m’ont marqué, parce qu’il y a beaucoup d’exemples de tableaux où les personnes noires sont représentées comme de vraies personnes : elles ne sont plus juste des caricatures. Elles regardent le spectateur, elles ne regardent plus sur le côté ou en direction de leur maître.
De plus, elles ne sont plus dans un coin, elles passent des côtés au centre des toiles et cela change complètement la dynamique. Tout à coup, elles sont vraiment présentes, elles nous parlent, elles commencent à nous raconter leur métier, leur vie, leurs histoires. C’est quelque chose qui m’a vraiment fait plaisir.
Ce projet semble être devenu porteur d’une forme de mission pour toi ?
Tout à fait. Déjà, je m’éduque moi-même, je vois comment l’art du portrait a évolué. Ce qui est très important, c’est de changer les préjugés des gens. Les gens ont des idées préconçues très fortes concernant les Noirs et leur histoire – et surtout leur supposé manque d’histoire d’ailleurs.
“Le récit de l’esclavage a présenté les gens de couleur comme des personnes assujetties.”
Grâce aux toiles que j’ai découvertes, je peux affirmer que oui, j’ai une histoire, une histoire ancienne. Je me suis senti fier de voir sur un tableau de 1824 une personne noire propriétaire d’une boutique. Elle était représentée comme quelqu’un de respecté, de fier. Le récit de l’esclavage a présenté les gens de couleur comme des personnes assujetties. La narration de l’esclave et du maître est très imposante et nuisible.
Ce projet m’a permis de me rendre compte que je veux être capable de représenter les personnes noires sous des traits et des histoires très différentes, que ces représentations existent. C’est une façon de montrer que les histoires sont variées et qu’il n’existe pas qu’un seul récit.
Actuellement, quelles sont les œuvres qui changent les représentations selon toi ?
J’ai recréé une des œuvres datant de 1980 de Kerry James Marshall : A Portrait of the Artist as a Shadow of His Former Self. Cet autoportrait est choquant d’une certaine façon, il rappelle de vieux stéréotypes, il met mal à l’aise. Il ressemble à un cartoon et, en même temps, c’est un essai visuel sur les différentes teintes de la peau noire. Cela oblige à regarder sous la surface.
Cela rappelle un livre appelé The Invisible Man, où un homme noir se sent invisible à cause de sa couleur. Il est appréciable de voir cette transition entre des portraits de personnes noires peints par des Blancs jusqu’à des artistes noirs qui se peignent eux-mêmes.
En regardant tes créations, tu as l’air de prendre beaucoup de plaisir à les faire. En même temps, on imagine que ça n’a pas toujours été facile à gérer, tant le sujet est lourd.
C’est vrai que c’était un processus créatif très particulier. Je traite d’une histoire douloureuse, mais je pense profondément que c’est l’humour qui a permis aux gens de s’accrocher au sujet. Le fait que le #GettyChallenge propose d’utiliser des objets du quotidien, une soupière, une serviette, une casserole, etc., avait déjà instauré une sorte d’impertinence, de légèreté. Je pense qu’il y a de l’humour même dans les moments les plus sombres, je veux maintenir cet humour.
Est-ce que ce projet t’a aidé à avoir plus confiance en toi, dans ta façon de t’exprimer et dans les idées que tu souhaites transmettre ?
Une des choses les plus difficiles à faire est de comprendre ce qu’on veut dire, comment le dire et à qui on le dit. Quand je chante, j’ai conscience que je peux changer les perceptions des gens. Musicalement, je veux participer à des projets qui bouleversent le statu quo et ce projet m’a aidé à l’affirmer. J’espère que les gens pourront ressentir la même chose, qu’ils sachent qu’on a tous une voix à exprimer et qu’on peut l’utiliser.
Récemment, j’ai partagé une image datant de la Révolution française, de 1793. On y voit un esclave noir avec les couleurs de la République. Plein de gens ont réagi en disant : “Oh, mais je ne savais pas.” Quelqu’un a dit : “Ça me désole de ne pas connaître cette partie de l’histoire, mais je veux être sûr que mes enfants la connaîtront.” Les lignes bougent et j’en suis fier.
Vous pouvez retrouver Peter Brathwaite sur son compte Instagram et sur son site.