“Je me défendrai toujours d’être un photographe : cette attraction me fait peur, il me semble qu’elle peut vite tourner à la folie, car tout est photographiable, tout est intéressant à photographier, et d’une journée de sa vie on pourrait découper des milliers d’instants, des milliers de petites surfaces, et si l’on commence pourquoi s’arrêter ?”, écrivait Hervé Guibert dans son journal intime Le Mausolée des amants, publié en 2001, à titre posthume.
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Si sa passion pour la photographie n’a pas tourné à la folie, on peut dire qu’elle a en tout cas occupé une bonne partie de sa vie, comme une obsession qui tambourine inlassablement. Et quelque part, elle a aussi agi comme une thérapie contre sa maladie et sa souffrance physique.
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Une carrière fulgurante
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Né en 1955, Hervé Guibert commence à écrire en 1977, et à publier des articles sur la photo dès le début de sa carrière, dans Le Monde, pratique de critique qu’il exercera durant neuf ans.
En janvier 1988, il apprend qu’il est atteint du sida. S’ensuit toute une “littérature de la maladie” qui se ressent dans sa bibliographie, à l’image d’un Fritz Zorn faisant face à son cancer, et qui détaille sa fin prochaine et son état dépressif dans Mars. Deux ans plus tard, Hervé Guibert écrit À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie – et quiconque n’ayant pas lu ce roman autobiographique devrait le faire –, dans lequel il révèle sa séropositivité. Il décrit avec précision ses bilans sanguins, ses rendez-vous médicaux, le suivi de ses globules blancs et, avec froideur mais tristesse, les affections de la maladie qui se dessinent sur son corps.
Plus tard, il publie Mon valet et moi, où il évoque, dans un texte court écrit quelques mois avant sa mort, la dégradation de son état. Il situe son intrigue en 2036, date à laquelle il aurait dû avoir 80 ans. Le Protocole compassionnel, bien inscrit dans l’univers hospitalier et le jargon scientifique, raconte également sa lutte contre le sida. De ce texte ressort un sentiment d’espoir et, paradoxalement, de résilience. Cytomégalovirus, journal d’hospitalisation décrit le quotidien de sa maladie, tandis que Le Paradis (œuvre posthume) agit comme un testament littéraire dans lequel il tire sa dernière révérence à la vie.
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Le 27 décembre 1991, Guibert s’éteint des suites d’un empoisonnement à la digitaline à cause d’une tentative de suicide, la veille de ses 36 ans. Il avait donné ses dernières semaines de force à la productrice Pascale Breugnot, pour La Pudeur ou l’Impudeur, un documentaire finalement diffusé sur TF1 à titre posthume, nous ouvrant les portes de son intimité de malade ; de ses bains douloureux dans son appartement en banlieue parisienne aux couloirs de l’hôpital où on lui administrait ses soins.
Ses apparitions télévisuelles, son engagement, ce documentaire, et ses livres écrits avec douleur et espoir, à son chevet : tout convergeait pour éveiller les consciences citoyennes et politiques (sourdes) sur l’épidémie du VIH, et sensibiliser les générations à venir à travers une expérience personnelle qu’il retranscrivait sans artifice, dans de “longues poussées de fièvre et d’emportement” car “la vérité est une vertu”.
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La quête de la “bonne” photographie
Engagé avec ferveur dans son combat contre le sida et l’accès aux soins pour les malades, Hervé Guibert préférait se voiler la face, se considérer simplement comme dilettante. Pourtant, la photographie – comme l’écriture et la maladie – l’ont accompagné jusqu’à la fin de sa vie. “Je crois que mon cas, dans la photographie, n’a d’intérêt que dans ma résistance à la photographie, dans cette façon rétive, prudente, soupçonneuse de la pratiquer”, écrivait-il dans Le Seul Visage.
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Comme le raconte Jean-Baptiste Del Amo dans l’ouvrage Hervé Guibert photographe, l’auteur découvre la photo très jeune, au contact de son père qui tente de “composer une iconographie familiale” à l’aide de son Zeiss Ikon et Rollei 35. Pour Guibert, une “bonne” image découle d’une vraie intention, est “fidèle au souvenir de l’émotion” et le transmet à un “regardeur absent” capable de se projeter.
“Les photos que je trouve bonnes, moi, sont toujours des photos loupées, floues ou mal cadrées, prises par les enfants, et qui rejoignent ainsi, malgré elles, le code vicié d’une esthétique photographique décalée du réel”, observe-t-il dans son livre L’Image fantôme.
Ainsi, les œuvres de Diane Arbus, de Jan Saudek, de Richard Avedon, de Nadar l’inspiraient, et “l’instant décisif” d’Henri Cartier-Bresson le hantait. L’écrivain français considérait la photographie comme un leurre, comme une désillusion : à ses yeux, “une photo correcte n’est pas nécessairement une photo valable“, et il est impossible de “saisir justement l’instant”, attestait Del Amo avant de surenchérir : “La bonne image, selon Hervé Guibert, doit nous contraindre à prendre un risque, un parti. Elle nous engage sur son territoire, aux frontières incertaines entre le réel et l’imaginaire.” Une quête acharnée de la “bonne” photo qui résonne avec celle de Flaubert et sa phrase parfaite.
La photographie comme écriture de soi
Il est impossible de saisir entièrement l’œuvre littéraire d’Hervé Guibert sans connaître ses images, et vice versa. Ses photographies obtiennent une symbolique tout autre dès lors qu’on prend connaissance de ses écrits, de sa vie. La vie, l’œuvre et l’homme sont liés.
Dans les deux cas, il y est toujours question de corps et de désir, et déformation professionnelle oblige : de récit. Il “doublait” d’ailleurs souvent ses images “de scénarios imaginaires”, et d’après la maître de conférences en littérature française et esthétique de l’image Anne-Cécile Guilbard, le “rapport intime personnel” et le hasard primaient dans son appréciation d’une photographie.
“Des raisons intimes, détournées, romanesques, perverses, c’est pour ses failles. […] En fait, pour chaque photo, ce qui le choque, ce qui cloche, l’anomalie, le détail énigmatique, ou ce qui se rattache à sa propre biographie ou à son corps”, écrit-elle.
L’écriture de soi est une notion qu’on ne peut détacher de son travail littéraire et photographique. Il s’adonnait également à la pratique de l’autoportrait, “[saisi] au fil de sa vie”, figeant l’évolution physique de sa maladie, mais aussi son évolution artistique.
“Longtemps, je n’ai supporté et laissé passer de moi qu’une image statique qui ne donnait rien d’autre à voir que son masque […], une tête sans corps et sans front, avec une masse de cheveux bouclés, un regard droit devant portant le défi du vide…”, dissèque Guibert dans L’Image de soi, ou l’injonction de son beau moment. L’autoportrait est un genre photographique qui l’a ainsi aidé au quotidien à appréhender son corps et ses transformations, et à accompagner son écriture de lui, entre romans autobiographiques et journaux intimes.
Dans l’ouvrage Hans Georg Berge : Hervé Guibert, un amour photographique, l’écrivain Boris von Brauchitsch évoque d’ailleurs une anecdote à propos de Guibert qui aimait “montrer des photos de lui à de nouvelles connaissances et [attendre] leurs réactions”. Quand il voyait que l’autre le considérait comme un homme narcissique de par ce geste, un froid était jeté d’emblée sur leur relation.
“Guibert veut que les images soient appréhendées comme signes de vanitas et non de narcissisme. Non pas une vanitas dans le sens d’une quelconque vanité, mais dans le sens d’une visualisation de la mortalité. La conscience de la fragilité de sa propre existence, se donnant constamment à voir par ses transformations, est élémentaire tant pour son travail littéraire que photographique”, exprime Boris von Brauchitsch. Ce dernier détaille ainsi le concept de narcissisme “positif et existentiel”, cher à Guibert :
“Pourquoi diable n’en finit-on pas de faire le procès du narcissisme ? Comment un substantif charmant et grave a-t-il pu devenir si trivialement péjoratif ? […] Ce qu’on dénigre comme narcissisme n’est-il pas le moindre des intérêts qu’on doit se porter, pour accompagner son âme dans ses transformations ?”, écrit Hervé Guibert dans L’Image de soi.
Et en effet, la pratique de l’autoportrait lui permettait de “suivre la métamorphose de son âme”.
Une exposition et un livre
En France, la première rétrospective du travail photographique d’Hervé Guibert a eu lieu en 2011, à la Maison européenne de la photographie. L’an dernier, Les Douches la Galerie a exposé ses clichés des coulisses des musées dans “Les Palais des monstres désirables”, et revient cette année avec “De l’intime”, qui court jusqu’au 14 mars.
L’exposition “met en lumière une anthologie sensible d’objets familiers, de portraits de ses proches et d’instants suspendus” en présentant des images uniquement en noir et blanc, car “le noir et blanc lui va comme un gant, c’est son encrier”, déclare Brigitte Ollier, autrice d’Hervé, aux éditions Filigranes.
Cet événement cohabite avec un second affichage ; dans un autre recoin de la galerie, “Les Choses de la vie” confronte les regards “d’artisans de la Nouvelle Vision expérimentale des années 1930”, figeant des instants simples et familiers. Les tirages de Marcel Arthaud, de Pierre Boucher, de René-Jacques, de Jean Moral, de Roger Parry, de Jean Roubier et d’André Steiner résonnent ainsi avec les photos intimes de Guibert.
En rasant les murs blancs de la galerie, on peut lire dans les légendes des photos de l’auteur : “Moi !”, “Torse du poète”, “Autoportrait à la chaise” ou “Autoportrait gisant” – ce dernier le mettant en scène comme un cadavre à la morgue, recouvert d’un drap blanc, mais dans l’intimité de son appartement. On le voit à l’œuvre ; son bureau d’écrivain ; nu ; ses montres ; des livres et encore des livres ; ses amis tantôt Mathieu, tantôt Christine et Agathe ; “Thierry dans la baignoire, yeux bandés” et beaucoup de cet amant, Thierry ; des reflets déformés de son identité qui peine à se construire comme un puzzle éclaté. Le corps est mis à l’épreuve.
Devant un miroir, le reflet de son visage d’ange, auréolé, aux cheveux blonds et bouclés, semble être un leitmotiv dans son œuvre photographique, à l’image de ses écrits dans lesquels il se racontait. Pourquoi les miroirs ? Jean-Baptiste Del Amo considère les miroirs comme des “garde-fous, [qui] permettent un contrôle de l’image en la visualisant avant qu’elle n’existe par le tirage”. Sans prétention, l’exposition nous immisce dans la vie du fulgurant auteur.
“À leur manière, les photographies d’Hervé Guibert sont de petites vanités et nous rappellent l’urgence de vivre qui lui était si chère. Elles sont autant d’instants saisis dont l’image nous offre d’inventer pour chacune une histoire. Nul doute qu’Hervé Guibert aurait aimé que nous les regardions aujourd’hui comme des fictions dont la vérité, toujours, se dérobe”, interprète Jean-Baptiste Del Amo.
Le travail d’Hervé Guibert se fraye de plus en plus un chemin au sein des institutions françaises. Notons qu’un récent ouvrage est sorti aux éditions Le Quai et Michel de Maule. Hans Georg Berge : Hervé Guibert, un amour photographique retrace treize ans d’amitié entre Hans Georg Berger, photographe allemand, et l’écrivain à travers 145 portraits inédits. À Hervé Guibert de conclure cet article : “Le temps passe sur les photos, comme un grimage, les emporte, les détourne ; fascinantes et obtuses, elles finissent par dire autre chose qu’elles-mêmes.”
“De l’intime”, exposition photographique dédiée à d’Hervé Guibert, à voir aux Douches la Galerie jusqu’au 14 mars 2020. “Les Choses de la vie” est aussi à découvrir conjointement avec l’exposition sur Hervé Guibert. Hervé Guibert : Un amour photographique d’Hans Georg Berger est publié aux éditions Le Quai et Michel de Maule. Cet article n’aurait pas été possible sans le précieux livre de Jean-Baptiste Del Amo, Hervé Guibert photographe, publié aux éditions Gallimard, et sans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie.