Bangkok, été 2019. Le photographe japonais Lieko Shiga visite pour la première fois la Thaïlande, il s’y trouve pour une résidence d’artiste. À la recherche d’un sujet à photographier, il décide d’embarquer derrière un taxi moto afin d’explorer la ville. Tout au long de son trajet, il remarque que beaucoup de gens sont comme lui, à deux, sur une moto.
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Les motos vont et viennent entre elles, se déplacent telle une onde. Le regard de Shiga croise des centaines de regards. Il réalise qu’à la différence des Japonais·es, les Thaïlandais·es se regardent beaucoup les un·e·s les autres. Il capture des premiers visages. Des mois plus tard, Shiga revient à Bangkok. En l’espace d’une semaine et avec l’aide de locaux·les, il prend en photo plus de cent couples.
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Tou·te·s acceptent d’être photographié·e·s sans même demander son nom. Le photographe utilise toujours la même technique : la moto des photographié·e·s s’aligne à la voiture dans laquelle il se trouve puis les deux véhicules démarrent ensemble. Il demande au passager sur la banquette arrière de regarder directement l’appareil photo et de ne pas sourire. “Les sourires cachent souvent le vrai visage”, dit le photographe, qui vit ce shooting comme “une expérience sensuelle”. Ses images en noir et blanc reflètent cette sensation : douceur, sensualité, tendresse sont les mots qui me viennent en les regardant.
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Parfois, les couples, enchantés par le projet, souhaitent partager une tasse de thé avec le photographe. Shiga, curieux d’en savoir plus, leur pose beaucoup de questions : “Comment vous êtes-vous rencontrés ? Comment passez-vous du temps ensemble ? Que pensez-vous l’un de l’autre ? Quand vous êtes-vous embrassés pour la première fois ? Quand avez-vous fait l’amour pour la première fois ? Êtes-vous étudiants ? Que faites-vous comme travail ? Où avez-vous grandi ?” Souvent Shiga se raconte aussi et ses questions deviennent alors plus audacieuses : “Que pensez-vous qu’il se passe quand nous mourons ? Avez-vous des peurs ?”
Les Anges déchus
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Ce n’est pas un hasard si Shiga en vient à la mort. En capturant ces couples à moto, le photographe a eu une image en tête qui ne l’a plus quitté : l’image d’un suicide d’amour. Il imaginait une scène où la femme cachait les yeux de l’homme qui conduisait alors que la moto roulait à toute vitesse. Cette scène avait-elle même existé ? Il a effectué des recherches au poste de police et passé au crible des articles de presse sur les accidents de la route mortels mais n’a trouvé aucune trace d’une telle tragédie.
Il a alors demandé à un couple, rencontré dans la rue, de jouer la scène pour lui. Après avoir compris les intentions du photographe, la femme a accepté de couvrir les yeux de son petit ami avec ses doigts légèrement ouverts pour qu’il puisse voir la route devant lui. Bien que les deux amants aient failli éclater de rire, la scène a duré suffisamment longtemps pour que la photo du suicide d’amour puisse être prise.
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De ses images, Shiga a réalisé une exposition mais aussi un livre, au format 16/9 et rangé dans une élégante boîte. En feuilletant cet ouvrage, chaque photographie donne l’impression d’être extraite d’un film – un film d’amour, délicat et intime.
Les portraits de Shiga rappellent le cinéma de Wong Kar-wai et une scène en particulier, dans Les Anges déchus, où les deux protagonistes sont sur une moto, l’actrice s’accrochant à l’acteur principal qui, lui, conduit. Cette série de Shiga pourrait s’intituler Les Anges déchus ou même In the Mood for Love tant elle est, comme les films de Wong Kar-wai, une ode à l’amour.
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Blind Date, de Lieko Shiga, est publié aux éditions T&M Projects.