L’Amour avec un grand A, ou tout en minuscules… Pour la Saint-Valentin, Konbini fait battre ton cœur en te racontant l’amour sous toutes ses formes. On te souhaite un Lovely Day !
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Qui parle d’Eros entend Thanatos en écho. Dans l’ombre de l’amour attend parfois la séparation, aux côtés de la présence languit l’absence. Si l’amour est un sujet bien difficile à traiter, en mots ou en images, la fin du sentiment amoureux et l’absence sont des thématiques d’autant plus nébuleuses. Nous avons demandé à trois artistes, Jordan Tiberio, Mark Sommerfeld et Chandan Gomes, de détailler la façon dont ils ont traité cette épineuse question.
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Jordan Tiberio explore la disparition mémorielle de l’être aimé
Jordan Tiberio s’est rendu compte du pouvoir cathartique de la création artistique aux côtés de sa grand-mère peintre. Bien que s’étant essayée à diverses formes d’art, la jeune femme avoue que “c’est la photographie qui lui a toujours collé à la peau”. C’est sans doute grâce à ses différentes expériences créatives que l’artiste se joue des possibilités de son médium.
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Après sa première rupture amoureuse, il y a sept ans, Jordan Tiberio a évacué sa douleur en la mettant en images et en figurant une problématique qui la tourmentait particulièrement, celle de la disparition progressive des souvenirs communs avec quelqu’un qui a partagé notre vie à un moment donné.
Konbini arts : Salut Jordan, tu peux nous raconter comment tu as eu l’idée de ta série Lacuna ?
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Jordan Tiberio : C’était en 2013. Je sortais de ma première rupture. Sur le moment, j’avais l’impression de vivre la pire douleur au monde. C’est ce qu’on croit quand on a 20 ans et le cœur brisé. Ma meilleure amie d’enfance m’avait apporté un vieux manuel de photo qui datait d’avant l’invention de Photoshop.
Il y avait tout un chapitre sur les chambres noires et diverses astuces. La technique de double exposition que j’ai utilisée pour Lacuna était expliquée dans ce livre. Quand j’ai lu cette partie, plusieurs mois étaient passés depuis ma rupture et depuis la dernière fois que j’avais réalisé un projet me permettant de gérer ma douleur ou d’en parler visuellement.
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L’image d’exemple était une femme assise sur une chaise. Sous sa taille, son corps disparaissait et on pouvait seulement voir son torse flotter au milieu de cet étrange espace. J’ai eu l’impression de voir un souvenir disparaître et c’est ainsi qu’est née Lacuna. Le mot signifie littéralement “écart” et j’avais l’impression que le fossé dans mon esprit entre le passé et le présent grandissait de façon quotidienne et dégradait tous les détails de ce qui avait été un moment si important pour moi.
“C’était un mélange entre une douleur trop intense, liée au fait de se rappeler et la dégradation naturelle de nos souvenirs.”
Pourquoi avoir choisi cette technique de la double exposition pour signifier l’absence ?
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La relation dont je sortais était une relation longue distance. Donc j’avais toujours associé des lieux aux souvenirs que je partageais avec cette personne. Les espaces intimes qu’on occupe avec ces personnes pour de courtes durées ont une importance énorme.
Tandis que le temps passait et qu’on arrêtait de se rendre dans ces lieux l’un avec l’autre, mon esprit avait de plus en plus de mal à se remémorer ces visions de notre passé. C’était un mélange entre une douleur trop intense, liée au fait de se rappeler et la dégradation naturelle de nos souvenirs.
Selon toi, comment parviens-tu à rendre visible l’absence ?
Quand j’ai pris ces images, je photographiais des couples qui étaient toujours ensemble. Je leur demandais d’interagir comme ils le faisaient normalement dans l’intimité. Tandis que je faisais les images, je les aidais à se créer de vrais souvenirs, tout en effaçant une partie de ce moment avec la double exposition.
Lors de la première exposition, le couple se tenait ensemble dans l’espace et lors de la deuxième, il disparaissait et je ne photographiais plus qu’un lieu qui avait été occupé : je photographiais l’absence.
Ces images ne sont pas des photos de couple habituelles. Je pense que l’effacement des parties du corps amplifie ce sentiment de malaise, de tristesse, cette incapacité à arrêter le temps. J’ai créé cette série il y a sept ans, et malheureusement, aucun des couples n’est encore ensemble aujourd’hui.
Comment as-tu créé cette série, techniquement parlant ?
Je l’ai shootée grâce à un Hasselblad monté sur un trépied. Je photographiais la scène avec les couples, en couvrant la moitié de mon objectif avec un cache, en faisant bien attention d’aligner le cache avec la partie du corps que je voulais faire disparaître.
Ensuite, je faisais partir les modèles et je retirais le réservoir à pellicules de mon appareil pour avancer jusqu’à la prochaine image sans changer de pellicule. Puis, je rattachais le réservoir et couvrais la partie opposée de mon objectif pour rendre visible le cadre entier et photographier la scène vide.
“Parfois, je me dis que j’aurais aimé shooter ‘Lacuna’ en couleur, mais je pense que le noir et blanc aide à vraiment apprécier la technique.”
Pourquoi as-tu choisi le noir et blanc ?
J’étais encore étudiante à l’époque et c’était moins cher d’acheter des pellicules en noir et blanc. J’ai essayé de le faire en couleur, mais je me suis rendu compte que ça ne pardonnait pas si je plaçais mal le cache lors de la prise de vue. Parfois, je me dis que j’aurais aimé shooter Lacuna en couleur, mais je pense que le noir et blanc aide à vraiment apprécier la technique.
Pourquoi avoir choisi des intérieurs de chambre pour cette série ?
J’avais l’impression que ces moments passés entre partenaires étaient plus réalistes dans des chambres. Ce sont des espaces très personnels, dans lesquels j’avais le plus de souvenirs intimes. Je voulais me placer en tant que voyeuse à l’intérieur de ces relations.
Le dernier voyage avant la rupture amoureuse, exorcisé par Mark Sommerfeld
C’est pendant un road trip ponctué de nuits sauvages que Mark Sommerfeld et sa compagne Heather ont entendu le glas de leur romance. Habitué à photographier son existence, il a immortalisé les journées et les soirées de ce court séjour à travers une série intitulée We with Images to Give. A posteriori, ses images sont apparues comme un memento mori de leur couple. Elles racontent, avec une poésie désordonnée, la brume qui recouvre ce passage d’entre-deux, entre amour et rupture.
Konbini arts : À quelle occasion as-tu pris ces images ?
Mark Sommerfeld : Toutes les images de We with Images to Give ont été prises lors d’un road trip organisé après le mariage d’un ami dans le Michigan. Une série de malentendus malheureux et d’arguments passifs agressifs nous ont menés à passer, Heather et moi, un séjour compliqué qui a commencé à présager le début de la fin de notre couple.
Je pense que c’est un scénario que de nombreuses personnes peuvent comprendre. Malgré toute notre bonne volonté, nous nous sommes séparés peu de temps après ce séjour. De longs mois plus tard, Heather et moi avons commencé à discuter de la possibilité de montrer ce travail.
Tu avais une idée précise de ce que tu voulais immortaliser quand tu prenais ces photos ?
Pas du tout. Je documentais notre road trip comme je l’aurais fait à n’importe quel autre moment. Cette série était cependant sûrement moins préméditée que certains de mes autres travaux.
“J’ai pris conscience que mes photos racontaient une rupture quand on s’est séparés.”
À quel moment as-tu pris conscience que tes photos racontaient une rupture ?
Quand on s’est séparés.
Tes images sont pleines de mouvement, pourquoi cela ?
J’ai toujours été attiré par le mouvement, mais lors de ce voyage, je shootais beaucoup, peut-être trop. C’est devenu un sujet de dispute, et cela a cristallisé le fait que ces images avaient été faites lors des premières étapes de notre rupture. De même, j’imagine que prendre beaucoup de photos conduit forcément à capturer beaucoup de moments banals et de mouvements d’entre-deux.
Ta présence n’est visible qu’à travers du flou ou des ombres, pourquoi ?
Ce n’était pas intentionnel, mais cela a certainement eu un rôle dans ce récit. Je suis peu visible, parce qu’Heather prenait moins d’images que moi.
L’amour virtuel ancré dans un monde IRL, par Chandan Gomes
Chandan Gomes a vécu une passion intense avec une absente. Sa série People You May Know documente sa correspondance avec Tara Banerjee, une inconnue l’ayant alpagué sur Facebook. Sans rien savoir de la jeune femme, l’artiste s’est livré à elle, jusqu’à ce qu’elle devienne l’une des personnes le connaissant le mieux au monde, mieux que celles et ceux qu’il côtoyait au quotidien.
Chandan Gomes a commencé sa carrière en tant que photojournaliste et déformation professionnelle oblige, son projet est particulièrement documenté et remis en contexte. Le photographe a agrémenté les captures d’écran de leurs conversations, d’images, de fragments de textes et de références personnelles et culturelles.
Konbini arts : Comment as-tu rencontré Tara Banerjee ?
Chandan Gomes : Tara Banerjee est l’une des nombreuses inconnues à m’avoir écrit sur Facebook. Quand j’ai reçu son premier message, en 2016, comme n’importe qui sur ce réseau, j’ai regardé son profil. On avait deux ou trois ami·e·s en commun, mais pas de photos, pas de publications sur son mur, ni de détails, juste son nom sur un profil sans visage.
Je ne m’en suis pas trop préoccupé, parce que les conversations avec elle étaient vraiment agréables. Je la trouvais vive et intelligente et elle écrivait très bien. Ce qui avait commencé comme une conversation banale entre deux passionnés de photographie est vite devenu quelque chose de très intime. Nos conversations sont devenues très intimes, articulées autour de tout ce qu’on cachait à l’intérieur de nous.
C’est justement à ce moment-là que j’ai commencé à sentir un certain malaise : qui était-elle ? Pourquoi n’avait-elle pas de photo de profil ? Était-elle une menteuse qui se jouait de moi ? Ou juste un profil spam, un simple morceau de code ? Elle pouvait aussi être un produit de mon imagination… Mais je me suis vite rendu compte que, tant que je lui parlais, je me sentais bien. J’étais peut-être en train de vivre une imposture sur Internet, mais en même temps, pour qui n’est-ce pas le cas ?
Quand as-tu décidé de créer un projet artistique autour de cette histoire ?
People You May Know est une documentation visuelle de l’intimité qu’on a partagée, agrémentée de sentiments de méfiance et d’ironie. Je me retrouvais souvent à parler à Tara sur Facebook, alors que je me trouvais en compagnie de mes vrais amis, de ma famille, des gens que je prétendais aimer.
Mon ordinateur est devenu un bricolage de captures d’écran de nos conversations, de photos et de films que nous nous échangions, des archives de mon passé (des albums de famille ou des bouts de mon journal intime, par exemple), plusieurs fenêtres de conversations et de navigateurs. J’ai arrangé et réarrangé tous ces éléments sur mon écran et je les ai photographiés dans l’obscurité de ma chambre, pour que l’écran brille et scintille.
“J’espère mettre en lumière la façon dont Internet a remodelé nos interactions sociales, nos habitudes sexuelles, notre compréhension de nous-même.”
Avec ce travail, j’espère mettre en lumière la façon dont Internet a remodelé nos interactions sociales, nos habitudes sexuelles, notre compréhension de nous-même. Dans le monde virtuel, tout le monde s’approprie et imite qui il veut, mais cache qui il est vraiment.
Est-ce paradoxal de vouloir créer un projet autour de l’absence ?
Pas du tout. Dans nos vies, on comprend souvent la présence grâce à l’absence. C’est vrai pour la photo ou toute autre forme d’art.
Rétrospectivement, quel est le sujet principal de cette série ? Est-ce Tara, est-ce l’amour, est-ce l’absence ou est-ce toi ?
Cette série traite d’amour, de perte et de présence. C’est à propos de Tara et de la relation qu’on a partagée. C’est aussi à propos de moi et de mon passé. Mais surtout, c’est à propos de tout ce qui peut être ressenti, mais ne peut pas être exprimé avec des mots.
As-tu fini par rencontrer Tara ?
Toujours pas dans le “monde réel”. Mais dans le virtuel, on a partagé une imagination, on a chacun partagé un espace dans l’esprit et les souvenirs de l’autre.