Aussi solide que le pont Alexandre III à Paris, dont le tsar Nicolas II posa la première pierre, l’art cimente la diplomatie franco-russe malgré de profonds désaccords dans d’autres domaines. Ukraine, Syrie, accusations d’ingérence électorale : si les relations entre Vladimir Poutine et l’Occident sont au plus bas sur les grands dossiers internationaux, en matière d’art, le tandem franco-russe n’a guère d’équivalent.
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Dernier témoignage en date : la collection des frères russes Mikhaïl et Ivan Morozov présentée depuis septembre 2021 à la fondation Louis Vuitton à Paris, quatre ans après celle d’un autre grand collectionneur russe, Sergueï Chtchoukine, qui avait attiré près de 1,3 million de visiteur·se·s, un record.
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Après trois reports pour raison de crise sanitaire, 200 tableaux et sculptures collectionnés par les deux industriels russes du tournant du XIXe siècle sont exposés. Des trésors français (Van Gogh, Gauguin, Renoir, Cézanne, Matisse, Bonnard, Monet, Manet…) et russes (Golovine, Gontcharova, Korovine, Machkov, Malevitch, Melnikov, Répine, Serov…). Il s’agit de la première sortie d’une telle ampleur hors de Russie de cette collection.
Fait rare, Emmanuel Macron comme Vladimir Poutine co-signent la préface du catalogue de l’exposition, le premier évoquant “ces ponts qu’artistes et amoureux des arts ont bâti entre nos pays”, le second “ces événements si significatifs dans le domaine de la culture et de l’art [qui] confortent la traditionnelle relation spéciale entre nos pays”.
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Car l’art, dit Natalia Khantsevitch, attachée culturelle de l’ambassade de Russie en France, est “un soft-power”, “une arme cachée qui permet de négocier et de progresser dans d’autres domaines”. “La culture et l’art occupent une place spéciale dans les rapports entre la Russie et la France. Malgré tous les virages de l’histoire, malgré les différends graves entre nos deux pays”, dit le ministère russe des Affaires étrangères à Moscou.
LVMH au Kremlin
Depuis quelques années, ce “soft-power” reçoit l’appui d’un grand patron du CAC 40. Jean-Paul Claverie, conseiller de Bernard Arnault, PDG du groupe de luxe LVMH auquel appartient la fondation Vuitton, raconte que c’est son amitié avec le petit-fils de Chtchoukine qui a permis de concrétiser l’exposition Chtchoukine.
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Il salue l’engagement sans égal des trois grands musées russes, l’Ermitage, le musée Pouchkine et la galerie Tretiakov, et celui de Vladimir Poutine lui-même, qu’il avait rencontré au Kremlin avec Bernard Arnault en 2016, une “étape très importante”, dit-il.
Côté finances, LVMH occupe aussi le devant de la scène, en apportant “une contribution particulière car scientifique, liée à la restauration et à la sécurisation des œuvres” et “une prise de risque”, ajoute M. Claverie, sans citer de chiffres. LVMH a financé le “diagnostic” des œuvres, dont certaines étaient très abîmées, et leur restauration, comme celle de La Ronde des prisonniers de Van Gogh, présentée pour la première fois au grand public.
Le “dialogue de Trianon”
“Nous n’avons pas les moyens des grands mécènes privés pour prendre en charge l’ensemble des coûts d’une collection comme celle des Morozov. Mais sans la symbiose avec la sphère institutionnelle et diplomatique, elle n’aurait pas pu avoir lieu”, commente Sylvain Guiaugué, du Quai d’Orsay.
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L’Élysée souligne pour sa part le “lien historique” entre les grands collectionneur·se·s privé·e·s et la France, dont “la diplomatie a de tout temps été culturelle”. Pierre le Grand a ouvert cette page, et après lui Catherine II, proche de Diderot et des philosophes des Lumières.
Présidente de l’établissement public du château de Versailles, Catherine Pégard confesse “avoir mesuré”, en organisant en 2017 l’exposition sur les 300 ans de la première visite en France de Pierre le Grand, “combien cet événement pouvait influencer le champ diplomatique”.
C’est à cette occasion, dit-elle, alors qu’Emmanuel Macron, fraîchement élu, avait invité Vladimir Poutine dans l’ancienne demeure du roi Soleil, qu’a été lancé “le dialogue de Trianon”. Cette plateforme a permis depuis des échanges entre start-up françaises, russes et grandes entreprises.
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Konbini Arts avec AFP