“Je n’ai ni argent, ni travail, ni de quoi étudier. Je ne peux pas avoir de maison, ni fonder une famille. Je ne crois ni en l’État, ni en personne. Je prie Dieu de me laisser partir ou de me donner une arme pour me battre”, confie un jeune homme au photographe Philippe Dudouit dans un village reculé du sud de la Libye.
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Philippe Dudouit fait partie des rares étrangers qui ont arpenté les zones interdites de ce territoire saharo-sahélien, l’une des régions les plus pauvres du monde, qui comprend une grande partie du Burkina Faso, de la Libye, du Mali, de la Mauritanie, de l’Algérie, du Niger, du Soudan et du Tchad. Sans relâche, le photographe a parcouru pendant plus de dix ans (de 2008 à 2018) ces routes toujours plus hors d’atteinte, en concentrant son travail sur la Mauritanie, le Mali, puis le Niger et le sud de la Libye.
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“00 : 00 – J’enclenche la caméra de mon appareil photo.
00 : 18 – Il me cède le volant.
00 : 21 – Il empoigne la kalach posée sur ses genoux.
00 : 22 – Il arme.
00 : 24 – Il vise.
00 : 27 – Il tire.
00 : 27 – La gazelle s’écroule dans le sable.
00 : 35 – Il plante les freins, sort du véhicule, un couteau dans la main droite.
00 : 52 – D’un geste assuré, il lui tranche la gorge.”
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Dans ces quelques lignes tirées du journal du photographe, Philippe vise juste. Des phrases sans un mot de trop. La photographie de la gazelle ensanglantée, à la suite du texte, fait froid dans le dos.
Ces régions reculées ont longtemps représenté ni menace ni source de pouvoir particulier aux yeux des politiciens des métropoles. Ces zones étant abandonnées par l’État central, leur contrôle a été cédé de facto à des groupes armés qui ont conclu des accords avec des seigneurs locaux et des élites corrompues. Elles sont devenues plus exposées aux insurrections, plus vulnérables aussi avec l’arrivée des idéologies djihadistes.
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Malgré tout, ce territoire reste un terrain de jeu idéal pour un photographe. Cinéma abandonné en plein air, station de forage désaffecté, pit stop pour contrebandiers, parties de baby-foot en plein désert, Philippe s’en donne à cœur joie. Chaque photo de ces décors cinématographiques, chaque portrait de ces hommes, souvent enturbannés, est baigné par la lumière du désert.
Grâce à des accompagnateurs locaux, Philippe Dudouit se rend d’un point à l’autre. Lorsqu’ils s’approchent de la carcasse calcinée d’un avion, le photographe écrit : “Notre chauffeur a les chocottes. Il veut partir, nos accompagnateurs aussi. Nous parcourons une zone de non-droit perturbée par les narcos, les milices armées, AQMI. C’est la loi du nombre d’hommes et d’armes qui domine ici. Le désert est vaste. Les rencontres sont rares. Quand elles se présentent, les emmerdes suivent.”
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Dans ce no man’s land s’entrecroisent, sur les anciens itinéraires de caravane, drogues – cocaïne, haschich, amphétamines –, cigarettes de contrebande et êtres humains – migrants de pays subsahariens et sahéliens déplacés vers le nord, en direction de la Libye. Au retour, des aliments de base subventionnés en Libye, des pièces détachées pour les véhicules mais aussi des armes trouvent leur voie vers le sud. Philippe est aux aguets. Il capture une décapotable sans pare-brise où sont assis des miliciens armés, bras sur la fenêtre. On se croirait dans un clip de M.I.A. sauf qu’ici tout est vrai. Parfois le photographe attend, il s’ennuie.
“Ça fait des jours qu’on est immobilisés dans cet oued. Qu’on attend l’ouverture du front pour quitter la zone. Je n’ai rien à foutre. Je m’emmerde […]. Assis sur un tronc séché, ma gamelle dans les mains, je suis sur le point de manger quand un camion s’arrête à ma hauteur […]. Pour tromper l’ennui et par curiosité, je m’approche du chargement […], je réalise que la benne est remplie d’instruments de musique et de matériel destinés à leur sonorisation.
Des guitares, une batterie, un clavier, des amplis, des micros, une sono ; le tout, neuf, dans ses cartons d’origine […]. Dix jours que je ne peux plus prendre une seule photo. Dans l’oued, le groupe accepte de s’installer plus tôt que prévu pour que je puisse faire une bonne prise de vue. En plein jour. C’est une faveur. Ici, on joue le soir. Au pire à l’ombre durant la journée.”
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Un mirage passe.
The Dynamics of Dust de Philippe Dudouit (accompagné de textes d’Emilio E. Manfredi) est disponible aux éditions Patrick Frey.