C’est en se baladant sur Facebook que la photographe Henrike Stahl est tombée sur Gamart Camara. Dans une vidéo, on voit le jeune Montreuillois à dos d’un grand cheval, casque de moto sur la tête, se promenant sereinement dans les rues du 93.
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Quelque temps plus tard, leur rencontre a donné naissance à une série de photos publiée dans Libération. Quand on est tombées sur ses photos pures et douces, les images de deux films nous sont revenues en tête : The Rider de Chloé Zhao et Nevada réalisé par Laure de Clermont-Tonnerre.
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Toutes deux ont mis en scène des hommes et des chevaux. Le premier suit un adepte du rodéo qui essaye de se reconstruire après un grave accident, dans un microcosme cow-boy machiste ; et le second raconte l’histoire d’un taulard bien musclé qui se trouve une passion parmi les chevaux, sur fond de rédemption.
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Dans les deux cas, le regard des réalisatrices contraste avec l’univers viril dépeint, et questionne la masculinité. Et c’est en cela qu’on peut les rapprocher des intentions d’Henrike Stahl, qui souhaitait avant tout révéler la douceur et la fragilité de Gamart Camara, malgré son passé.
Les images de l’artiste d’origine allemande défient non seulement les stéréotypes raciaux et sociaux qui collent à la peau des jeunes de banlieue, mais remettent aussi en question les clichés d’hypervirilité qui les englobent. Alors que son travail est présenté en ce moment aux Magasins Généraux à Paris, dans le cadre de l’exposition “BAN”, elle a accepté de répondre à nos questions. Rencontre avec une photographe qui préfère poser son objectif sur les rêveurs.
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Konbini arts | Bonjour Henrike ! Raconte-nous comment l’idée de cette série t’est venue à l’esprit ?
Henrike Stahl | J’ai vu un jour une vidéo sur Facebook avec un mec qui se baladait dans Montreuil avec son cheval et un casque de moto sur la tête. Il m’a intriguée, j’avais envie de le photographier. À l’époque, j’étais encore plus dans la photo de mode, je l’ai donc proposé au magazine ODDA et on l’a shooté en série avec Ferdi Sibbel. Plus tard, j’ai commencé à faire une série sur mes voisins du 93 (Mon roi) et j’ai repris des photos de lui.
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Puis, comme on entendait encore parler de lui, il y avait de nouvelles choses à faire. Il s’était fait confisquer son cheval et a lancé toute une campagne de “free Castro” [le nom de son ancien cheval, ndlr]. Il s’est ensuite acheté un bébé lion, et a été mis en détention aménagée pendant un certain temps… Il a un nouveau cheval aujourd’hui, car il n’a jamais pu récupérer Castro : il a été placé dans le sud de la France, et le lieu est sous haute discrétion.
J’aime bien ce genre de mecs, tout le monde l’aime bien dans son quartier. Pour moi, ils devraient faire avec lui et son cheval ce qu’ils font aux États-Unis : occuper des jeunes qui traînent dehors. Pour moi, Gamart serait un formidable travailleur social, il pourrait canaliser des tonnes de jeunes pour qu’ils s’occupent avec des chevaux plutôt que de faire des conneries. Il voulait, d’ailleurs, récupérer les box de la police de Montreuil afin d’y installer des chevaux pour les jeunes du quartier. Un rêveur.
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Avec quel matériel photographique as-tu shooté cette série ? Où les photos ont-elles été prises ? Tu habites dans le 93, tu connaissais déjà bien les lieux et tu devais évoluer facilement.
C’est du numérique, l’argentique reste mon joujou pour mes photos de tous les jours. Les photos avec Gamart ont été faites en plusieurs fois pour Libération. La première série, celle avec le cheval en ville, a été faite dans son quartier, dont il m’a fait faire le tour auparavant, surtout de la cité où il a grandi, à Montreau-Ruffins, et celle où il habite aujourd’hui, près de la mairie de Montreuil.
Je n’habite pas dans ce coin-là, j’habite à Aubervilliers, mais disons que je suis très à l’aise avec le fait de me promener dans des cités avec mon appareil photo, comme je les connais d’ici. Ce n’est pas donné à tout le monde. Pour le reste, on a shooté dans le 91, à environ une heure de route de chez lui à Montreuil, dans une écurie (là où était logé et nourri Castro aussi) qui nous a prêté le cheval. Ce cheval était son rêve d’enfance. Il y va plusieurs fois par semaine.
“L’image qu’on donne à la banlieue juste pour avoir des articles qui font frétiller les lecteurs des beaux quartiers de Paris est injuste.”
On retrouve le 93 dans ta série Mon roi et tu dis avoir été “adoptée” par ce département. En quoi est-ce important pour toi de photographier l’humain et la banlieue ? Les images de cette série se situent-elles plus du côté du documentaire ou purement artistique, selon toi ?
Mes enfants grandissent ici, et un jour, en voyant un énième article sur des attaques violentes en Seine-Saint-Denis […], j’en avais marre qu’on parle ainsi de la banlieue. Soit, il se passe de telles choses ici, mais pas que. L’image qu’on donne à la banlieue juste pour avoir des articles qui font frétiller les lecteurs […] des beaux quartiers de Paris est injuste. Ce n’est pas pour autant que les jeunes venant d’ici méritent d’être stigmatisés. On vit plein de choses superbes ici, et j’avais envie de porter un nouveau regard.
Mes images ne sont pas purement artistiques, je n’y transforme rien (à part les habiller de capes […]), mais elles ne sont pas purement documentaires non plus, car je choisis les angles qui me plaisent. Si je devais faire un travail documentaire, je ne choisirais pas ces images-là, c’est beaucoup plus subjectif. Pour moi, ce sont des tableaux, et j’adore l’idée que la banlieue soit accrochée dans des salons.
“Pour moi, ce sont des tableaux, et j’adore l’idée que la banlieue soit accrochée dans des salons.”
As-tu une anecdote de shooting avec Gamart Camara à nous raconter ?
Gamart est une anecdote en soi. Il m’a assez impressionnée, je m’attendais à un mec un peu rauque, mais j’ai rencontré un gars tout gentil qui serre la main à chaque gosse qu’on croisait sur nos routes là-bas. Mes enfants l’ont adoré, Gamart est un grand enfant, et tout ce qu’il a pu faire (l’histoire du bébé lion par exemple), il en parle avec les yeux qui brillent, comme un enfant. Il ne cherche pas à briser des lois, il est juste parfois allé un peu trop loin dans ses rêves.
L’esthétique de tes photos contraste avec l’image virile qu’on donne souvent à la banlieue, et questionne la masculinité. Te sens-tu proche de cette vision ?
Oui, je cherche une douceur et une fragilité chez les hommes dans toutes les images que je fais, mais pour moi, on n’est pas si différents que ça quand je vois la sensibilité des hommes qui m’entourent (ou bien c’est moi qui m’entoure de ce genre d’hommes…). Je crois que j’ai même un regard plus dur, plus demandeur, sur les femmes que sur les hommes.
Pour le cas de Gamart, ce n’est pas trop son cheval qui m’a intéressée, mais plus le fait qu’il se permette de vivre son rêve. C’est important. Et, oui, bien sûr, dans son rapport à son cheval, il montre une sensibilité que beaucoup […] essaient de cacher. Dans son rapport aux enfants, il est très doux pour un “mec dur de banlieue” comme on les stigmatise tous.
Il dit souvent que, s’il avait été Blanc, la police ne l’aurait pas interpellé. Légalement, selon le Code de la route, on a le droit de circuler en ville à cheval, mais un Noir de cité à cheval, ça dérange. Son premier cheval [Castro, ndlr] a été pris quand il l’avait attaché dans un parc pour aller se chercher un sandwich. Ça, c’est interdit.
Parle-nous de tes inspirations ?
Mes inspirations en photographie sont plutôt tous ceux qui travaillent avec de vrais gens. Nan Goldin a déclenché mon envie de photo quand j’avais 16 ans, ensuite Wolfgang Tillmans, Rineke Dijkstra… Tous ceux qui sont simples, dont le regard va droit dans le cœur.
Quels sont tes futurs projets ?
La série Mon roi ne montrait que des hommes de banlieue mais récemment, j’ai shooté la série Ma reine, et j’ai choisi de photographier les mères du 93, car il faut un sacré courage pour laisser tes enfants grandir là-dedans et réussir (ou pas) à les orienter. Et encore, pour nous, ça a été un choix, pas une obligation, de vivre ici.
La photographe Henrike Stahl s’est occupée du commissariat de l’exposition “BAN” aux Magasins Généraux (Paris) – où elle est également exposée au côté d’une dizaine d’autres photographes (comme Marvin Bonheur et Valérie Kaczynski). L’exposition est visible jusqu’au 16 août 2020.
Vous pouvez également suivre le travail d’Henrike Stahl sur son compte Instagram. Elle est représentée par l’agence Ask our Agents.