“Aujourd’hui, plus de trois milliards d’images [seraient] partagées chaque jour sur les réseaux sociaux”, avertit le Jeu de Paume. Le temps de lire cette phrase, ce sont près de 2 millions d’images qui sont en train d’être partagées dans le monde. Comme pour appuyer ces propos, le hall d’entrée du musée (qui accueille jusqu’au 7 juin l’exposition “Le Supermarché des Images”) est investi par une accumulation de milliers de photographies, représentation physique de cette masse iconographique.
Publicité
“Sans aucune sélection ni hiérarchie”, l’artiste américain Evan Roth a tapissé murs et plafonds de toutes les images stockées dans son cache Web depuis le 29 juin 2016, jour de naissance de sa deuxième fille : “Photos de famille, logos, captures d’écran et bannières publicitaires s’accumulent en saturant l’espace virtuel qui entoure le spectateur pour faire apparaître un portrait à la fois personnel et universel du XXIe siècle”, analyse le musée.
Publicité
Cette agglutination anarchique de photographies en tous genres (des photos d’enfants, de Donald Trump, des captures d’écran aléatoires, moult mèmes, selfies, photos d’acteurs et portions de vie et de culture) interroge notre mode de (sur)consommation d’images. L’installation annonce la couleur de cette exposition qui a trié sur le volet une soixantaine d’œuvres réalisées par 48 artistes modernes et contemporain·e·s : Victor Vasarely à Yves Klein, Sophie Calle ou encore Geraldine Juárez.
Publicité
Matérialiser les flux invisibles de “l’iconomie”
Afin de traiter de cette économie des images (appelée “iconomie”), les commissaires d’exposition Peter Szendy, Emmanuel Alloa et Marta Ponsa posent la question de cette surproduction d’images, “de leur stockage, de leur gestion, de leur transport et des routes qu’elles suivent, de leur poids, de la fluidité ou de la viscosité de leurs échanges, de leurs valeurs fluctuantes”.
Publicité
L’économie des images ayant rejoint l’économie capitaliste, l’exposition s’attache à montrer les dessous d’une production massive et immatérielle. La visite est divisée en plusieurs chapitres : stocks, matières premières, travail, valeurs et échanges. La première partie donne à voir de façon physique une accumulation invisibilisée.
On retrouve des millions d’articles entreposés dans un hangar Amazon, immortalisés par Andreas Gursky à travers un tirage monumental ; un miroir signé Geraldine Juárez, estampillé du logo “Getty Images” qui nous happe dans le stock d’images du géant américain et nous interpelle quant à la “privatisation générale du visible [vers laquelle] on tend aujourd’hui” ; ou encore une sculpture de 20 000 négatifs arrangés en cascade dégoulinante par Ana Vitória Mussi.
Publicité
“Je suis un troll dans une usine à trolls”
Dans la section “Travail”, Martin Le Chevallier donne à voir les travailleuses solitaires des fermes à clics du monde entier. Des vidéos minimalistes montrent des intérieurs vides qui “expriment l’invisibilité de ces travailleurs”, précisait l’artiste au micro de France Culture, le 9 février.
Les voix off de Clickworkers narrent les témoignages semi-fictifs de femmes qui travaillent jour et nuit afin de classer des images, et les censurer (terrorisme, pornographie), d’acheter des vues, bref, qui font un travail de l’ombre sur les images que l’on voit quotidiennement : “Je suis un troll dans une usine à trolls, ânonne l’une d’elles. J’ai plusieurs identités : étudiante à Los Angeles, mère de famille, etc.”
Publicité
Parmi les œuvres les plus marquantes, on retrouve également Obsolete Heroes, toujours de Martin Le Chevallier. Ses portraits des inventeurs de l’obsolescence programmée sont eux-mêmes obsolescents puisqu’ils brûleront on ne sait quand, au cours de l’exposition. Les différentes œuvres exposées donnent corps à l’invisible à travers différents media.
Des analyses culturelles et géographiques, grâce à l’image
À la fin de la visite, les membres du collectif Disnovation montrent “The Pirate Cinema”. À l’intérieur d’un cube noir, trois écrans diffusent en temps réel des bribes des 100 fichiers vidéo les plus demandés mondialement, de façon illégale, le jour même. Lorsqu’une vidéo est téléchargée, les fichiers sont fragmentés “pour en fluidifier le téléchargement”.
Passent en continu des morceaux de vidéos, composés parfois uniquement de pixels, en train d’arriver dans les ordinateurs d’utilisteur·rice·s à travers le monde. Ce projet, débuté il y a une dizaine d’années, constitue une réflexion sur la circulation du contenu numérique, sur le piratage à un moment historique spécifique, et permet de donner à voir la vitalité et la dynamique des contenus culturels.
Le collectif s’est rendu compte de l’évolution de ces échanges en moins de dix ans. En Occident par exemple, le trafic a été divisé par dix depuis l’apparition des plateformes payantes de diffusion en ligne. En plus de donner une sorte de “physicalité” à ces fichiers, le projet engendre une typologie culturelle et géographique de ce que regardent les personnes sur Internet.
Chaque nouvelle journée est un reflet des demandes quotidiennes du monde, d’où peuvent ressortir un blockbuster indien ou le dernier épisode de Rick et Morty. La cinquantaine d’œuvres présentées n’invite pas à la surconsommation de l’image mais au contraire à la pause et à la réflexion, le temps d’une visite thématique exigeante.
“Le Supermarché des Images” est visible au Jeu de Paume jusqu’au 7 juin 2020.