Cela fait trente ans qu’à chaque rentrée scolaire, la ville de Toulouse connaît un été indien intense, placé sous le signe des arts et de la découverte culturelle. Après deux années d’attente (à cause de la pandémie), le Printemps de septembre, festival dédié à la création contemporaine, fête ce mois-ci ses trois décennies.
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Une cinquantaine d’artistes venant de différentes régions du monde et de différentes générations a été invitée à présenter des projets le plus souvent créés spécialement pour l’occasion. Les œuvres sont exposées à travers la ville, offrant au public un parcours riche, pluriel et surtout, libre et gratuit. Après deux journées passées à arpenter la ville rose, voici nos coups de cœur de cette trentième édition nommée “Sur les cendres de l’hacienda”.
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Lawrence Abu Hamdan décortique la puissance du son
Aux Abattoirs, l’ancien musicien Lawrence Abu Hamdan présente une installation vidéo passionnante qui décortique la façon dont des analyses sonores ont influencé des décisions judiciaires.
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Extrêmement précis tout en restant accessible, le spécialiste détaille des “cas légaux dans lesquels l’accusation repose sur des sons perçus au travers de murs, de portes ou de sols”. Ça a l’air rébarbatif dit comme ça, mais je vous promets que c’est fascinant. “Il en analyse les éléments de langage, des cris, des bruits divers, pour reconstituer un historique”, détaille le festival.
Une pastille particulièrement marquante de la vidéo traite d’une enquête que Lawrence Abu Hamdan a menée en 2016 avec Amnesty International sur Sayndaya, une prison syrienne dont l’architecture a été pensée pour confiner les détenus tout en les exposant de façon sonore.
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Les bruits de torture résonnent dans les murs, afin d’être amplifiés et de faire vibrer les murs. L’artiste multidisciplinaire propose une incursion passionnante dans l’étude de nos sens et comment ils régissent notre monde et nos lois.
La série photo d’Elisa Larvego, en quête d’humanité
Au centre culturel Saint Cyprien, l’artiste suisse Elisa Larvego présente “En tous lieux”, une exposition photo inédite présentant ses séjours dans des lieux d’accueil pour personnes exilées. Dans un espace d’urgence à Briançon et un squat à Lyon, la photographe a immortalisé un quotidien en suspend, présentant une vision “à rebours des politiques migratoires déshumanisantes”.
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La photographe s’intéresse aux liens créés dans ces lieux de vie transitoire, notamment entre réfugié·e·s et bénévoles, ainsi qu’“aux petits gestes de solidarités”. Les portraits et paysages sont pris en lumière naturelle, de façon sobre, documentaire et bienveillante, pour montrer une réalité souvent transformée et fantasmée.
Lumière sur Kiki Kogelnik, une artiste militante longtemps oubliée
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Dans les années 1960, l’artiste autrichienne Kiki Kogelnik débarque à New York où elle se lie d’amitié avec un groupe ayant le vent en poupe. Y fleurissent des noms tels que Roy Lichtenstein, Andy Warhol, Robert Rauschenberg ou encore Claes Oldenburg.
Des patronymes masculins placés sur le devant de la scène tandis que l’œuvre de leur amie reste désespérément dans l’ombre, simplement parce qu’elle est une femme : “C’est l’exemple typique d’une artiste femme invisibilisée”, souligne Eva Ferrés Ramos, chargée de la communication au BBB Centre d’art qui organise une exposition sur les dessins de Kiki Kogelnik.
L’intérêt de l’artiste pour les représentations de corps (loin des sujets liés à la consommation de masse de ses collègues pop artistes américains) l’éloigne davantage de la lumière des projecteurs, mais la pousse à développer un travail dense et militant.
Kiki Kogelnik travaille sur le corps, et notamment le corps morcelé, le corps vide : celui qu’on envoie dans l’espace ou se battre au Vietnam mais aussi celui qui se retrouve en danger à cause de son genre. Les dessins exposés au BBB présentent souvent des ronds, des cintres ou des paires de ciseaux – références directes à la pilule contraceptive et à l’avortement.
L’exposition “Une vie sans art est une vie insensée” vise à remettre en lumière une artiste dont le travail a longtemps été passé sous silence. Émue, j’y ai découvert des dessins préparatoire où l’artiste imaginait la scénographie de ses expositions.
Des dessins restés dans l’ombre, sachant que le travail de Kiki Kogelnik (qui était “très consciente de son incapacité à être montrée dans un monde artistique si masculin”, note Eva Ferrés Ramos) n’a jamais été exposé de son vivant. Une raison supplémentaire de partir à la découverte de l’artiste, même 25 ans après sa mort.
Le projet collaboratif de Serge Boulaz
En plus d’artistes déjà bien installé·e·s dans le monde de l’art, on retrouve au Printemps de septembre les créations de centaines d’artistes amateur·rice·s. Au Château d’Eau, Serge Boulaz présente Attention, n’oubliez personne !, un projet collaboratif mêlant photographie et peinture.
L’artiste plasticien a invité Toulousains et Toulousaines à partager leur vision, en photo, de la rive gauche de leur ville. Plus de 1 200 photos ont ainsi été récupérées sur une plateforme et réinterprétés par des peintres amateur·rice·s de tout âge, grâce à la technique de la mise au carreau. Les photos racontent le quotidien de la population, des photos romantiques de la Garonne aux soirées passées en bas des immeubles, des manifestations des Gilets Jaunes aux débuts de la pandémie.
Chaque peintre ayant pu choisir quelle photo réinventer, certaines images se retrouvent plusieurs fois et permettent au public d’apprécier les différences de sensibilité et de traitement des artistes.
Une partie des œuvres est visible au Château d’Eau, tandis qu’une sélection est affichée “sur les quais de la ligne A du métro des stations Saint-Cyprien à Basso Cambo, sur le Pont-Neuf et chez les commerçant·e·s de la Rive Gauche” afin de faire rentrer le public dans le festival et le festival, dans la rue.
Interroger les apparences au Lieu-Commun
La visite du Lieu-Commun m’a fait l’effet d’une aspiration dans un autre monde. Il semble que j’étais dans le thème, sachant que l’exposition qui y est présentée le temps du festival s’appelle “Un autre monde | Dans notre monde”. L'”artist-run space” expose un projet initié en 2016 à la galerie du jour agnès b. qui s’appuie sur le réalisme fantastique, un mouvement de contre-culture des années 1960 interrogeant notre esprit critique et prenant pour objets d’étude des phénomènes paranormaux.
“L’exposition vise entre autres à nous faire prendre conscience que le fantastique peut résider au cœur même du réel et qu’il suffit parfois d’observer le monde qui nous entoure en se libérant des nombreux dogmes qui régissent notre rapport moderne à ce que l’on nomme communément réalité pour le percevoir dans toute son étrangeté”, indique le Lieu-Commun.
Manuel Pomar, directeur artistique du lieu, insiste sur la volonté faite de “jouer sur notre capacité à passer au tamis ce que nous voyons, autant du vrai que du faux” :
“À l’heure des fake news et des réalités alternatives, il est intéressant de pointer du doigt cette nécessité, de faire en sorte que le regard dépasse les premières impressions, d’être toujours actif dans ce qu’on regarde. […] L’exposition repose sur un degré de savoir inexpliqué, c’est une réflexion sur l’ésotérisme, sur le fait que notre vision du monde reste plus que parcellaire.”
On retrouve, sur les deux niveaux du centre d’art, des installations poétiques et surréalistes signées, entre autres, Abdelkader Benchamma et sa grande pièce dessinée qui joue sur nos perceptions visuelles ; Veronique Béland et sa Mécanique d’évaporation des rêves, une intelligence artificielle qui génère des œuvres en continu ; Eva L’Hoest et son impression 3D du premier scan d’un être humain dans son entier – un condamné à mort chinois ; Abraham Poincheval et son armure de chevalier ; ou encore Anaïs Tondeur et ses radiogrammes qui étudient la radioactivité des plantes de la zone d’exclusion de Tchernobyl.
Moshekwa Langa se raconte en patchwork
Au sein de la Chapelle des Cordeliers, dans le centre de Toulouse, une installation remplit l’espace, du sol aux murs. Par terre, est disposée une multitude d’objets (vinyles, jouets d’enfants, livres ou pelotes de laine) traversée par des multiprises, des fils électriques et des ampoules montées sur de courtes lampes noires sans abat-jour. Sur les murs, sont accrochées des œuvres sur papier grand format. Le tout est signé Moshekwa Langa.
L’artiste sud-africain présente un travail autobiographique, tiré de pages de son journal de bord qu’il a agrandies et retravaillées avec de l’encre et de la peinture, sous forme de collages. Le papier est gondolé et marqué des outils de travail de l’artiste, reflet de son acte créateur et régénérant.
“Influencé par son éducation dans une ‘patrie’ de l’ère de l’apartheid rural qui ne figurait pas sur la plupart des cartes, Moshekwa Langa cartographie activement sa propre autobiographie dans son travail, en utilisant des personnes, des événements et des lieux importants de sa vie comme base pour réfléchir aux frontières physiques et psychologiques”, note le festival.
À découvrir également au Printemps de septembre
Les expositions des trente ans du Printemps de septembre, “Sur les cendres de l’hacienda”, sont visibles à Toulouse jusqu’au 17 octobre 2021.