Dans le cadre de la biennale des arts numériques Némo, le Centquatre-Paris présente une exposition énigmatique intitulée “Jusqu’ici tout va bien ?”, mettant à l’honneur des artistes conceptuel·le·s du monde entier. Le principe de l’exposition fonctionne sur une projection dans le futur, dans un cadre dystopique au sein duquel l’espèce humaine aurait totalement disparu et les œuvres auraient “continué de fonctionner en totale autonomie, sans leurs créateurs ni leur public initial”.
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Le Centquatre-Paris se transforme en musée abandonné de l’an 2019, et le visiteur se trouve plongé dans une ère apocalyptique :
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“Paradoxalement, cette exposition avait été programmée à un âge où les humains s’inquiétaient, justement, de leur possible disparition, de leur remplacement plausible par les machines et les intelligences artificielles. Dès lors, ce qui était une exposition spéculative, interrogeant des futurs plus ou moins désirables, est devenue une exposition d’archéologie sur 2019.”
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Les visiteur·se·s sont donc invité·e·s à errer dans ces “archéologies d’un monde numérique”, et voir à quoi ressemblait le monde de l’art en 2019. Qu’est-ce qui préoccupait les artistes en 2019 ? Qu’est-ce qui les inspirait ? Avec quels matériaux créaient-ils ? Et quelles conclusions pouvons-nous en tirer ?
Chaque œuvre est accompagnée d’un panneau apportant des informations sur le mode passé : “De quoi parlait-on ?”, “qu’en disait l’artiste ?” et “qu’apprend-on sur le genre humain ?”. Ces trois questions ponctuent notre déambulation. On peut ainsi lire des réflexions du type : “On suppose aussi que les créateurs au début du XXIe siècle tentaient d’alerter sur l’effondrement à venir. Cette installation anticipa l’un des raz-de-marée de boue qui engloutit 75 % des côtes françaises lors d’un grand black-out.”
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Bien sûr, ce raz-de-marée n’a pas vraiment (encore) eu lieu à notre époque, mais n’oublions pas que nous sommes dans le futur et que les contemporain·e·s de cette ère observent notre espèce comme des êtres humains ridicules et absurdes, ayant provoqué la fin de leur propre monde. Ce musée abandonné expose des travaux qui traitent du transhumanisme, des grandes découvertes du XXIe siècle, de robotique et du monde connecté de 2019.
Parmi les projets monumentaux exposés, on tombe à l’entrée sur le robot-écran de Martin Backes, qui chante des hits des années 1990 avec une voix presque humaine. Plus loin, on retrouve les pierres de calcaire de Shun Owada, qui font entendre leur musique grâce à une solution d’acide diluée qui coule au compte-gouttes ; une mégalopole de piles périmées signée Krištof Kintera ; des gravures anciennes témoignant de l’existence d’un langage émojis, taillées par Vladimir Abikh ; un orgue respirant grâce à un appareil de ventilation pulmonaire mis en place par Michele Spanghero ; une coulée d’argile monumentale et hypnotisante installée par Fabien Léaustic ; et une installation où le disque Voyager joue des sons de notre Terre, envoyé en 1977 par la Nasa à de potentiel·le·s extraterrestres, comme une “bouteille à la mer interstellaire”.
Coup de cœur pour trois projets ambitieux qui se détachent de la programmation.
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Explorez une scène apocalyptique de voitures accidentées avec Paul Duncombe
Tomorrow’s Borrowed-Scenery est une installation mystérieuse et apocalyptique de Paul Duncombe, qui représente une scène très cinématographique d’une collision entre cinq véhicules, montés en hauteur sur des socles, récréant ainsi l’idée de mouvement.
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De l’herbe fraîche tapisse le sol et montre que depuis la fin de l’ère 2019, la nature a repris ses droits. Cette œuvre impressionnante évoque “le passage d’une vague, ou l’effet de souffle d’une explosion dans une catastrophe figée”. De nouvelles espèces d’insectes et de plantes semblent se développer, des lumières faiblissent, et de temps en temps, un brouillard énigmatique s’échappe des voitures et envahit la pièce.
À propos de son projet et des angoisses que ce dernier dégage, l’artiste français se questionne :
“La toile de fond, c’est l’effondrement. S’agit-il d’un effondrement civilisationnel ? De la disparition du genre humain ? Ou cela repose-t-il sur une théorie mystique ou des faits acquis comme l’épuisement de nos ressources ?
À travers cette image d’inspiration asiatique dans laquelle la nature reprend ses droits sur l’exploitation industrielle, il y a la volonté d’évoquer un futur en mutation dont les humains ont été exclus.”
Revivez l’expérience psychédélique du selfie avec le Projet EVA
L’Objet de l’Internet est un dispositif du Projet EVA qui permet de revivre l’expérience d’un selfie et tout ce culte du moi propre au début du XXIe siècle. N’oublions pas que les spectateur·rice·s sont censé·e·s être en visite dans un musée abandonné d’une civilisation – la nôtre – qui n’existe plus depuis longtemps. Et le selfie ferait donc partie de ces reliques du passé pour nos descendant·e·s.
Cette installation interactive se présente comme un “mausolée destiné à la fin du Web” et examine la folie du selfie. Le visiteur est donc invité à glisser sa tête dans une espèce de cloche en verre étroite, composée de miroirs mouvants et de lumières LED qui changent. La machine tourne, révulsant nos yeux et éveillant très clairement notre sens de la vue. Dans tous les miroirs se reflète notre visage, et notre crise de l’ego aussi.
“La pièce existe à la manière d’une réflexion, elle-même renversée, de la Dream Machine, conçue en 1960 par Brion Gysin. Ce dispositif hallucinogène exigeait de ses utilisateurs d’être placés autour d’un cylindre rotatif perforé et lumineux. Dans l’Objet de l’Internet, l’utilisateur est positionné au centre et entouré d’éléments lumineux et cinétiques. […]
Carmen Hermosillo, poète, blogueuse et pionnière de l’Internet social, avait déjà le sentiment en 1994 que la version en ligne de sa vie privée relevait davantage de la marchandisation que d’un partage authentique. Les artistes ont cherché à suggérer cette sensation de déshumanisation en troublant chez le visiteur un élément intimement associé à son identité.
Le reflet du visage s’y fragmente pour finalement se transformer en une structure abstraite et inhumaine. L’expérience ressentie est celle d’une petite mort rappelant la vacuité de l’existence en ligne. Vous êtes encapsulés et le monde numérique tournoie autour de vous”, détaille le Projet EVA.
Une belle critique – qui fait sourire – des “dérives psychosociales du Web” et “des derniers soubresauts du délire narcissique humain” qui y régnaient. Attention, contrairement aux deux autres œuvres qui courent jusqu’au 9 février 2020, ce projet ne sera visible que jusqu’au 3 janvier prochain.
Plongez dans une rave party en plein après-midi avec Alexander Schubert
Dans Solid State, Alexander Schubert nous invite dans une rave party, en pleine journée, au Centquatre-Paris. Cette installation audiovisuelle convoque tous les sens : quand on entre, notre vue est heurtée par des néons à pulsation stroboscopique, nos poumons se remplissent d’un brouillard étouffant et notre ouïe est sollicitée par une musique électronique angoissante, forte en basses.
Tous les éléments sont là pour nous faire vivre l’expérience ultra-sensorielle de la rave-culture, faisant aussi partie des vestiges laissés par notre civilisation. “La salle est transformée en environnement sensible, en zone hallucinatoire et extatique”, peut-on lire avant que la médiatrice nous avertisse des risques pour les personnes asthmatiques et épileptiques.
Le compositeur allemand, auteur de cette installation, explique :
“[…] L’effet plurisensoriel fonctionne comme un multiplicateur neuronal, car le cerveau réagit plus intensément aux impulsions vues, entendues et ressenties qui surviennent en même temps qu’aux impulsions qui apparaissent les unes après les autres.
En raison de la visibilité limitée par le brouillard, et parce que ses yeux ne s’adaptent pas assez vite aux lumières qui changent constamment, le visiteur ne peut percevoir les dimensions de l’espace qui apparaît sans fin, ce qui entraîne une désorientation et la nécessité d’un ‘lâcher prise’… De plus, la lumière stroboscopique entraîne certaines formes d’hallucinations visuelles propres à chaque spectateur.
L’installation est disposée dans deux pièces reliées entre elles par une porte ouverte, qui est le seul élément visible […] : d’une part, l’image de la porte raconte le passage vers un autre monde et fait référence de manière symbolique à la traversée d’une frontière. D’autre part, le seuil fait écho à la transition vers l’au-delà […].”
Une œuvre qui vous fera perdre tous vos repères.
“Jusqu’ici tout va bien ?”, exposition à voir au Centquatre-Paris, jusqu’au 9 février 2020, dans le cadre de la biennale des arts numériques Némo.