La vie et l’œuvre d’Alice Neel méritent d’être racontées. Il y est question d’engagement, de dissidence, de modèles invisibilisé·e·s et de mise à nu. Au centre Pompidou parisien, l’exposition “Alice Neel, un regard engagé” – qui court jusqu’au 16 janvier 2022 – revient sur ses combats et rassemble pour la première fois à Paris soixante-dix travaux artistiques de la peintre.
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À cette occasion, voici cinq choses à savoir sur Alice Neel, l’une des plus grandes peintres occidentales du XXe siècle.
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Elle peignait des femmes nues plus vraies que nature
Dans les années 1930, à la suite d’une tentative de suicide et d’un séjour en hôpital psychiatrique qui la place au plus près de la nature humaine, Alice Neel se met à peindre des femmes, et plus particulièrement des femmes nues. Ses premiers portraits sondaient l’âme de femmes de tous horizons, de toutes origines sociales, en questionnant les stéréotypes qui les enfermaient.
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Ce n’était pas chose courante dans l’histoire de l’art, au XXe siècle ou avant, de représenter en peinture des corps nus, parfois poilus, de manière brute, totale, sous leur apparat le plus véritable, sans érotisme, sans idéalisation aucune. À contre-courant des mouvements artistiques dominants de l’époque qui ne juraient plus que par l’abstraction, Alice Neel faisait du nu très figuratif.
Elle voulait “rester fidèle à la figuration, c’était une façon de rester fidèle aux idées socialistes et de dire que l’abstraction, parce qu’elle efface la figure humaine, est liée au capitalisme”, détaille à l’AFP Angela Lampe, commissaire de l’exposition sur Alice Neel au centre Pompidou.
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Elle était très engagée pour les minorités
Rejetant les conventions esthétiques reçues de son éducation artistique à la Philadelphia School of Design for Women, la peintre était du côté des laissé·e·s-pour-compte que la vie a “épuisé·e·s”. On peut considérer son engagement comme une réponse directe à une phrase cinglante que sa mère lui a lancée durant son enfance : “Je ne sais pas ce que tu comptes faire dans le monde, tu n’es qu’une fille.”
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Ses sujets de prédilection, ses valeurs, sa vie familiale peu conventionnelle et sa présence dans un monde de l’art dominé par les hommes la marginalisaient. Comparées à Balzac et sa Comédie humaine, Alice Neel et ses œuvres allaient là où les autres peintres n’osait pas aller, montraient ce qu’on ne voulait voir.
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“Elle ne donnait pas à voir un paradis artificiel. Elle mettait les gens en face d’une réalité dérangeante, celle des minorités et des pauvres”, explique la commissaire d’exposition Angela Lampe. “Elle le fait sans voyeurisme. […] C’était quelqu’un de profondément humaniste, elle connaissait les gens qu’elle peignait.”
La plupart du temps, ses proches jouaient le rôle de modèles, mais au fil de ses rencontres, Neel alla davantage vers l’inconnu. Parmi les opprimé·e·s qu’elle rendait visibles sans pathos, des victimes de violences conjugales, des activistes LGBTQ+, des personnes des communautés noires et hispaniques. Outre le Mouvement de libération des femmes, elle a également milité pour le mouvement des droits civiques aux États-Unis.
En les figeant sur toile, Alice Neel luttait pour faire entendre leurs récits. Elle disait qu’elle était une “collectionneuse d’âmes” et qu’elle peignait “les névrotiques, les fous, les malheureux”. Elle racontait sans sensationnalisme le New York des minorités, des personnes victimes ou survivantes d’injustices, de sexisme, de violence, de racisme et du capitalisme. La peinture était pour elle un chemin vers la rencontre, une façon d’exposer les “gens avant tout”, un moyen de briser les tabous, les injonctions, les stéréotypes, les codes.
Elle a été surveillée par le FBI
Née dans une petite ville de Pennsylvanie, Alice Neel était loin de se douter qu’un jour elle serait surveillée par le FBI. Ses sujets de prédilection, son désir accru de justice sociale et ses différents engagements n’allaient pas dans le sens du gouvernement en place, et c’est ainsi qu’elle attira l’attention du Federal Bureau of Investigation.
Revenons au contexte de l’époque : en pleine guerre froide, la menace rouge effraie le monde occidental. L’ennemi à abattre : le communisme. Bloc est ou bloc ouest, peu importe, la paranoïa était absolue et toutes les pensées communistes étaient traquées, scrutées à la loupe. Alice Neel s’est très vite rapprochée du parti communiste. Elle peignait d’ailleurs ses nombreuses grandes figures, qu’elle côtoyait.
Plus tard, elle décide d’adhérer officiellement au parti et fait un enfant avec le photographe marxiste Sam Brody, ce qui titille le FBI et lui vaut une surveillance rapprochée de 1951 à 1961. Les douloureux liens entre Alice Neel et le FBI ont été révélés tardivement par l’artiste Jenny Holzer qui, en enquêtant, a découvert qu’un dossier portait son nom.
Les agents y décrivaient Neel comme une “bohème romantique de type communiste”. Ses tableaux “satiriques et anti-impéralistes” et une invitation à exposer en Union soviétique ne jouaient pas en sa faveur, rappelle Le Monde. Sur Europe 1, l’émission de radio Historiquement vôtre raconte que la peintre a été soumise à plusieurs interrogatoires, vingt ans après son adhésion au parti communiste. Les agents du FBI n’en ont rien retiré. Lors des entretiens, Alice Neel en a profité pour leur demander si elle pouvait peindre leur portrait, proposition osée qu’ils ont déclinée.
Elle est l’une des premières artistes à avoir peint des femmes enceintes
Au-delà des femmes nues sans artifice qu’elle aimait dépeindre, Alice Neel est également connue comme étant l’une des premières artistes états-uniennes à avoir représenté des femmes enceintes (parfois nues) sur toile. La maternité est un thème fort dans l’œuvre de la portraitiste. Elle est également l’autrice de nombreux tableaux de femmes fraîchement devenues mères, tenant leur nourrisson dans leurs bras.
“[La grossesse] est une partie très importante de la vie qui a été négligée. Je pense que, comme sujet, il est parfaitement légitime, et que les gens, par fausse modestie ou par pudibonderie, ne l’ont jamais montré”, exprimait-elle lors d’une interview évoquée lors d’une exposition au Guggenheim Bilbao en 2021. Elle aimait également peindre sa propre sexualité, avec liberté.
La dessinatrice féministe ajoutait sa pierre à l’édifice en mettant en lumière la figure de la mère, laissée de côté par le Mouvement de libération des femmes, dans les années 1970. Ses tableaux donnaient à voir des seins nervurés, des airs de madone esseulée en plein post-partum, l’inquiétude dans le regard, les changements du corps, le rapport à la féminité.
Son tableau Carmen and Judy aborde le thème de la mort précoce du nourrisson : un nouveau-né est dans les bras de sa mère, qui possède une main gauche déformée. On a appris plus tard que cet enfant s’était éteint peu de temps après sa naissance. Loin du mythe de “l’instinct maternel”, ses tableaux regorgent de détails qui partagent un intime bout d’existence de ces sujets négligés de l’histoire de l’art.
Son travail fut reconnu (trop) tardivement
Ce n’est que huit mois avant sa mort qu’Alice Neel a accédé à une reconnaissance officielle. Ignorée de son vivant par les institutions, l’artiste n’a eu le droit à une exposition qu’à la fin de sa vie, en 1984. 2017 fut une année faste à titre posthume : quatre expositions sur son œuvre ont eu lieu à La Haye, Arles, Helsinki et Hambourg. En 2021, une grande rétrospective s’est tenue au prestigieux Metropolitan Museum of Art de New York.
Si les élites artistiques l’excluaient à ce point, c’est probablement parce qu’elle était une femme qui s’affirmait, avec des opinions politiques défiant la doxa et des valeurs progressistes, dès les années 1960. Les riches esthètes états-unien·ne·s ne voulaient pas voir “une dissidente” parmi les œuvres de leur collection.
Aujourd’hui, elle est considérée comme l’une des plus grandes figures de la peinture états-unienne du siècle dernier, bien qu’elle soit encore peu connue outre-Atlantique. Des expositions comme celle du centre Pompidou en ce moment ou celle du Guggenheim Bilbao en 2021 aident toutefois à propager son art et son histoire en Europe.