Anaïs Delcroix est journaliste. Le 18 janvier dernier, elle a pris la difficile décision de raconter la pire expérience de sa vie. Publiée sur le magazine en ligne ChEEk, sa lettre ouverte est une façon de s’ouvrir et de se confier sur le viol qu’elle a subi, et la honte dont elle souhaite se débarrasser définitivement.
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Nous sommes le lundi 2 janvier 2017, et je suis en train d’écrire ce texte dans un café. Car — surprise — j’ai pris des résolutions pour la nouvelle année. Parmi celles-ci : arrêter de jouer à Pokémon Go (je suis accro depuis l’été dernier), ou faire une détox Instagram afin de bosser sur des projets au lieu de regarder ceux des autres.
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Parmi ces projets, écrire un article sur la pire chose qui me soit arrivée dans la vie : être violée. Je ressens ce besoin de “sortir du placard” depuis quelque temps. Je n’aurais jamais pensé me confier en public là-dessus mais j’ai envie, besoin de m’exprimer, de dire ce que je ressens, comment ça s’est passé pour moi. J’espère que le récit de mon “expérience” pourra en aider d’autres. Des femmes, des hommes, des enfants violés, abusés.
Il y a des tas de choses atroces qui peuvent arriver dans la vie, je pense que celle-ci fait partie des plus épouvantables, surtout quand il s’agit de quelqu’un de votre famille. J’étais jeune. Pas encore tout à fait ado. Évidemment, je n’ai pas compris tout de suite ce qu’il se passait. C’est arrivé petit à petit. Les gestes déplacés, les contacts déplacés, les interactions physiques BEAUCOUP TROP déplacées.
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J’ai grandi et j’ai commencé à comprendre, à éviter, à fuir, à enfouir. ÇA ne pouvait pas m’arriver. ÇA n’était pas possible. ÇA ne pouvait pas m’arriver à moi ! Violée ? Comme dans les films, comme dans les reportages, comme dans les livres que j’empruntais à la bibliothèque ? Encore maintenant, il m’arrive d’oublier, de me dissocier complètement. D’entendre des histoires horribles. Et puis de me souvenir que moi aussi, j’ai été violée. Et que je dois vivre avec.
L’Observatoire national des violences faites aux femmes affirmait en 2015 qu’au moins 84 000 femmes majeures subissent un viol ou une tentative de viol chaque année. Selon le collectif SOS Viols Femmes Informations, en 2008, 57 % des viols sont commis sur des personnes mineures (filles et garçons). Dans presque neuf cas sur dix, l’agresseur est connu de la victime, et 25 % des viols sont commis par un membre de la famille, rapporte le Collectif Féministe Contre le Viol.
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Justement, comment on fait ? Je ne vais pas vous le cacher, j’ai eu besoin d’aller voir un psy. Une psy, en l’occurrence. Après avoir rompu tout contact avec la personne qui m’a violée, et qui continuait à me polluer avec ses comportements passifs-agressifs (je ne suis plus en contact avec une grande partie de ma famille à cause de cela), j’ai couru dans un centre médico-psychologique.
J’étais étudiante, deux infirmiers et la psychologue m’ont reçue lors d’un entretien durant lequel j’ai exposé le pourquoi de ma venue. J’ai ensuite consulté la psychologue dans ce centre pendant un an, une fois par semaine. C’est grâce à elle que je me suis débarrassée de ma honte. Elle m’a expliqué que ce n’était pas moi la fautive, mais l’adulte, qui connaît les limites. Normalement.
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Depuis, je la vois toujours (ça fait presque 10 ans), et bien que je traîne la patte quand j’y vais, je crois que ça me fait du bien et que je n’en ai pas encore fini avec ÇA. Vous n’avez pas idée des dégâts qu’une telle chose peut faire. ÇA vous sape votre confiance en vous, ÇA vous dégoute de vous-même. J’ai dû me battre pour ne plus être abusée, dans tous les sens du terme : dans la vie quotidienne, par les gens, les amis, les chefs au boulot. Pour ne pas ou plus accepter des situations avec lesquelles je n’étais pas à l’aise.
Porter plainte
Je pensais que je ne le ferais jamais, mais je l’ai fait : j’ai porté plainte. J’ai porté plainte en mai 2015. Environ trois ou quatre ans après avoir révélé la vérité à une partie de mes proches. Je vais vous expliquer pourquoi. Entre 2013 et 2014, j’ai vu une nutritionniste, j’avais envie d’arrêter de manger comme une étudiante, des sandwichs, des frites, et des pâtes. J’allais la voir une fois par mois. Et puis un jour, comme ça, sans crier gare, elle m’a lancé “Est-ce qu’on a abusé de vous?”. Ça m’a terrassée, mais ça m’a mise sur le bon chemin. Il fallait que je porte plainte. Pas pour faire chier le violeur, mais pour moi. Pour avancer. Pour que mon statut de victime soit reconnu.
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Ma grand-mère m’y avait toujours encouragée, mais je n’étais pas prête. Je pensais que je n’avais pas besoin de faire ça, d’avoir une “revanche”. J’avais peur aussi. De la justice, du regard des autres, que cela ait des incidences sur ma vie. Et je n’ai plus envie d’avoir peur. La peur vous paralyse, vous empêche d’avancer. Avant de me lancer, j’ai appelé une copine dont je ne suis pas très proche mais qui travaille dans la police. Elle m’a rassurée, m’a donné la marche à suivre.
Quelques jours plus tard, je me souviens, c’était un samedi d’ennui total, je suis allée au commissariat de mon arrondissement. C’est la première étape. Et c’est sacrément dur. Quand vous arrivez devant le commissariat et que deux policiers armés et peu amènes vous barrent la route “C’est pour quoi mademoiselle?” — vous n’en menez pas large.
“— Je viens porter plainte pour viol.
—Ah, d’accord.”
Puis vous faites la queue au guichet, moi c’était entre deux déclarations de perte de portable. Ça a été mon tour et je me suis mise presque instantanément à pleurer :
“— Je viens porter plainte pour viol.
— À quand remontent les faits?
— Je ne sais pas, à 20 ans…
— Ok, j’appelle quelqu’un.”
J’ai attendu, reniflante, sur un petit banc, avant qu’on ne me fasse monter à un étage. Là, j’ai bien dû tout déballer, en détails. Qui, quand, comment. “Attendez mademoiselle, je vais voir si c’est la brigade des mineurs qui doit prendre votre plainte.”
En effet, c’est bien la brigade des mineurs qui a pris ma plainte. Le commissariat a pris une main courante. J’avais 30 ans quand j’ai porté plainte, le délai de prescription n’était pas encore dépassé.
En France, une victime de viol a le droit de porter plainte jusqu’à ses 38 ans, si elle avait moins de 15 ans au moment des faits. Le 12 janvier dernier, l’Assemblée nationale devait voter une réforme dans le but d’allonger les délais de prescription pénale. L’idée de rendre les crimes sexuels imprescriptibles avait été émise, mais a été abandonnée. Le projet de réforme ayant finalement été rejeté, la loi reste donc inchangée.
Quinze jours environ après la main courante, j’ai eu un appel de la brigade des mineurs, avec qui on s’est donné rendez-vous quelques semaines plus tard. J’y suis allée accompagnée d’une de mes meilleures amies, qui m’a attendue dans un café. Je suis restée quasiment cinq heures dans le bureau du brigadier pour lui raconter ma life et “les faits”, PAR LE MENU.
C’est franchement l’une des choses les plus dures qui m’ait été donné de faire. Les questions sont si précises que vous dépassez le stade du rougissement, que vous vous mettez à pleurer ou que parfois vous ne vous souvenez plus. Je vous passe les autres brigadiers qui entrent et sortent dans le bureau comme dans un moulin.
Après ça, je n’ai plus eu de nouvelles pendant des semaines. Et puis, petit à petit, le brigadier a commencé à voir plusieurs de mes proches. Ma grand-mère, qui connaissait bien mon violeur, une collègue de travail devenue une amie, deux de mes meilleures potes. La personne en charge du dossier a besoin de pouvoir retrancher un peu les dires, savoir ce que pensent vos proches de vous, de votre caractère (mais surtout si vous n’êtes pas mytho). Savoir que ces personnes-là ont témoigné en ma faveur m’a fait beaucoup de bien, c’est un incroyable soutien.
Un membre de ma famille a loupé deux fois son rendez-vous… Je sais que ça n’a pas été facile pour lui, mais quand la chair de votre chair loupe deux fois son rendez-vous, vous vous sentez vraiment abandonnée. Depuis, il se tient régulièrement à jour, il veut savoir tout ce qu’il se passe, car je l’ai engueulé et lui ai expliqué que son appui était important pour moi.
En parlant d’appui, il y a les gens qui nient en bloc. J’ai essayé de parler avec certains membres de ma famille mais je n’ai pas réussi. L’un d’entre eux, à qui j’aurais voulu me confier, m’a dit un jour : “Ouh là ! Non je ne veux pas savoir.” Un autre m’a dit : “J’en parlerai peut-être quand je serai revenu de ma lune de miel.” Mon violeur a pu se rendre à son mariage tranquillou. Du coup j’ai décliné son invitation. Un autre encore ne m’a plus rappelée. Je me dis qu’ils auront peut-être connaissance de cette tribune… Ma psy m’a dit qu’il y avait toujours une partie de la famille qui ne voulait rien savoir.
La confrontation
Mon dossier est passé entre les mains de plusieurs brigadiers. Trois au total. Les deux premiers ont été mutés. Après un silence radio du dernier, j’ai fini par l’appeler (“appeler brigadier” a été écrit sur plusieurs pages successives de mon agenda), et il m’a dit que mon dossier était “parti”. En fait, il a été transféré au commissariat de la ville de celui qui m’a violée. Mais si je ne l’avais pas appelé, je n’en aurais rien su, jusqu’à ce que ledit commissariat ne m’appelle. Lorsque vous entamez une procédure de ce type, vous êtes parfois laissée dans le flou… Ça m’a frustrée à des moments, mais en même temps ça m’a permis de prendre les choses calmement. Et de décanter chaque rendez-vous avec ma psy.
En octobre 2016, un brigadier de ce deuxième commissariat m’a téléphoné, il voulait me rencontrer. Il voulait me voir pour m’expliquer que mon violeur serait placé en garde-à-vue deux jours plus tard, et que je devais venir pour une confrontation avec lui.
La confrontation, ça fait vraiment flipper. Au début je me disais “Putain ils vont me foutre ce connard sous le nez, il pourra me regarder, nan mais c’est quoi cette angoisse ?”.
Ils m’ont expliqué qu’en fait on n’était pas assis face à face mais l’un derrière l’autre. Ouf… Enfin. Le jour J, on était dans une pièce minuscule, et la promiscuité, même s’il était assis en face de moi, m’a gênée. J’ai tourné la tête quand il est entré pour s’installer. Il a fallu que je répète tout ce que j’avais dit au brigadier n°1, et c’était encore plus dur à côté de “lui”. C’était du genre “Mademoiselle, vous pouvez nous dire de quoi vous accusez Untel ici présent ?”. Je ne pouvais pas. J’ai dit “Posez-moi des questions plus précises”, j’avais juste envie de répondre par oui ou par non. Évidemment, il a nié les faits. Il a dit que je faisais ça pour l’argent.
Il est vrai qu’on peut obtenir des dommages et intérêts si on gagne ce genre de procès, les préjudices peuvent se calculer. Être violée a des conséquences : dépression, perte de la confiance en soi = du mal à aller de l’avant, à réussir ses études, à trouver un boulot… Ça peut devenir un cercle infernal. En ce qui me concerne, je m’en sors aujourd’hui plutôt bien, mais j’ai galéré pendant longtemps. Pourtant, je le dis depuis le début, si jamais je devais obtenir de l’argent, je le donnerais à une association.
On constate en France une forte impunité des agresseurs sexuels. Peu d’entre eux finissent derrière les barreaux, quand ils ne voient pas leur peine très facilement diminuée. D’après un rapport du Haut conseil de l’égalité entre les femmes et les hommes, 10 461 plaintes et/ou faits constatés concernant un viol sur une femme ont été recensés entre 2014 et 2015. En tout, seulement 765 hommes ont été condamnés pour viol sur un homme ou une femme de plus de 15 ans, et 304 autres pour viol sur une personne de moins de 15 ans, garçon ou fille.
Bizarrement, j’ai traversé toutes ces étapes assez sereinement, mais je le répète, je pense que l’aide de ma psy et le soutien de mes proches m’ont été très précieux. Mon amoureux m’a accompagnée le jour de la confrontation. Heureusement qu’il était là. Après, on a été déjeuner en terrasse.
La confrontation a eu lieu en octobre 2016, plus d’un an après le dépôt de la plainte. Ça s’est poursuivi en enquête préliminaire : la police réquisitionne des objets privés au violeur, tels que portables et ordinateurs. Elle continue à poser des questions à mon entourage, au sien.
J’ai su que des personnes de ma famille avaient été mises officiellement au courant. J’ai dû expliquer ma démarche à certains. D’autres n’ont jamais donné de nouvelles, c’est extrêmement étrange. Maintenant, je m’en fous un peu. Je me dis que ça ne vaut pas le coup de se prendre la tête. Je connais ceux sur qui je peux compter.
“Me débarrasser définitivement de toute honte”
Ce genre d’affaires peut prendre des années. On vous dit deux ou trois ans, mais c’est plutôt trois/quatre. Ou cinq. Ça peut même aller jusqu’à sept. Au début, je pensais que ce truc me pèserait, serait comme une épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Je pensais être bloquée jusqu’au dénouement. Mais je ne peux pas procéder comme ça. Je dois vivre, faire des projets. D’autre part, la procédure est tellement lente que vous pouvez limite faire le tour du monde avant le prochain rendez-vous avec la police.
Je n’y pense pas énormément dans la vie quotidienne aujourd’hui. Je ne vis pas vraiment un “scandale”. Il n’y a pas eu d’esclandres familiales. Mais c’est toujours un peu là, dans le fond.
C’est marrant, j’aime bien me faire tirer les cartes, et ces derniers temps, j’ai souvent vu “Le Procès” apparaître dans mes tirages. Autre anecdote : il y a trois mois, après la confrontation, j’ai fait une séance d’hypnose, pour me détendre et me redonner un coup de boost. Je me sentais super bien. Je suis allée au resto après ça. Le soir même, je me suis fait une entorse à la cheville. J’ai souvent cherché le sens de cette blessure, je ne comprenais pas, j’étais furieuse. “Mais vous traversez tout cela comme s’il n’y avait pas d’épreuves…”, m’a dit ma psy.
Serais-je encore un peu dans le déni ? Est-ce le fait que la procédure fasse partie de mon quotidien ? Ou est-ce qu’au contraire j’ai totalement accepté ÇA, et l’ai mis au même niveau que “faire la vaisselle” ou “appeler Mamie” ?
Ce texte va-t-il être publié ? Je ne sais pas. J’ai un peu peur. J’ai tellement de projets, pas envie d’être cataloguée, pas envie de faire pitié. Mais aussi tellement besoin de raconter, de m’exprimer. Pour moi, parler de cela publiquement, c’est me débarrasser définitivement de toute honte. À 100 %. J’ai été violée, ce n’est pas de ma faute, et je ne veux plus avoir honte.
Tribune écrite par Anaïs Delcroix, initialement pour ChEEk.