“Après tout, ce mec était clean”
Au premier rendez-vous à l’hôpital, on m’a posé des tonnes de questions pour essayer de déterminer l’origine de ma contamination. “Avez-vous été en Afrique récemment ?”, “Êtes-vous allée au Royaume-Uni entre telle date et telle date ?”, “Avez-vous déjà pratiqué le sexe anal ?”, “Avez-vous consommé de la drogue par injection ?” etc. J’avais eu des rapports non-protégés quelques mois avant cela, j’avais une idée de l’origine de ma contamination, même si je ne comprenais pas vraiment.
Après tout, ce mec était clean, il n’avait pas eu beaucoup de partenaires. Quant au deuxième suspect, je n’avais pas été jusqu’au bout avec lui, une fellation ça ne peut pas suffire, si ? “Le virus est présent dans le liquide pré-séminal” m’informe l’infirmière. Ah. J’étais informée sur le sujet, enfin les bases, comme tout le monde, mais j’ignorais cela.
Avant de commencer la trithérapie, c’était un peu abstrait. Je me sentais bien, j’étais en bonne santé, certes un peu déprimée (mais c’est mon état normal), mais pas malade. Toutefois, quelques semaines après l’annonce, j’ai expérimenté pour la première fois de ma vie la crise d’angoisse. Je m’en souviens parfaitement, j’avais commencé à suffoquer dans la queue à la caisse du Monoprix du centre commercial. J’avais mal au ventre. J’ai eu chaud. Je voulais sortir. Sur tout le chemin de retour vers mon appartement j’avais l’impression que j’allais m’évanouir, mais je voulais rentrer.
Une seconde à peine après avoir fermé la porte de mon appartement derrière moi, je me suis effondrée en larmes, des sanglots qui m’étouffaient, l’envie de vomir. Ça a duré quelques très longues minutes. Je n’avais jamais connu ça. Pendant l’été 2012 j’en ai fait plusieurs. Parfois aussi, j’avais l’impression absurde qu’un insecte, ou un petit alien, se baladait dans mes veines, j’avais envie de m’arracher la peau. Une sensation indescriptible.
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Trois pilules à prendre toutes les 24 heures
C’est mi-août 2012 que j’ai commencé le traitement. Trois pilules à prendre toutes les 24 heures. C’est devenu très réel d’un coup. Je suis séropositive. Je prends une trithérapie. À vie. Tous les jours.
Je n’ai pas eu beaucoup d’effets secondaires. Dans le coin de mes yeux, le blanc est jaune. “Le blanc de vos yeux pourra jaunir un peu mais c’est temporaire”. Deux ans et demi plus tard ça n’a pas changé. Plusieurs personnes ont pensé que j’avais quelque chose au foie. On me demande ce que c’est parfois, pourquoi mes yeux sont comme ça. Je dis que c’est l’effet secondaire d’un médicament que je prends. Personne ne m’a jamais demandé pour quoi. La plupart du temps ça ne se remarque pas, ça dépend des jours, et de la distance.
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“C’est une des premières choses qu’on m’a expliqué : il n’y a pas qu’un seul VIH en fait”
Ça fait quelques mois que le médecin qui me suit veut changer ma thérapie, à cause de cet effet là mais aussi parce qu’elle a peur de l’effet que pourrait avoir le Truvada à long terme sur mes reins. D’après mes derniers examens, tous mes organes fonctionnent parfaitement mais le Truvada est assez agressif. En raison de mon jeune âge, mon docteur préférerait changer de molécule et me proposer une nouvelle combinaison. Cela prend du temps car mon virus a déjà une mutation, il est résistant à une certaine molécule qui m’empêche de prendre certains antirétroviraux.
C’est une des premières choses qu’on m’a expliqué : il n’y a pas qu’un seul VIH en fait. Sans entrer dans les détails, le virus peut développer des résistances aux antirétroviraux et muter. Contrairement à ce que je pensais, un peu naïvement peut-être, je ne peux pas coucher avec un séropositif sans protection car je prendrais le risque de me faire contaminer par son virus, qui peut très bien avoir d’autres mutations que le mien. Cela compliquerait sans aucun doute mes possibilités de traitement.
J’ai gardé une alarme sur mon téléphone pendant près de cinq ou six mois. À 19h30, je devais prendre mes médicaments. Ce n’est pas si différent des filles qui prennent la pilule. Au début j’ai souvent eu envie de balancer mon téléphone par la fenêtre quand il se mettait à sonner. Au bout d’un moment, je me suis rendue compte que je prévoyais à une ou deux minutes à l’avance quand il allait sonner, et j’ai enlevé l’alarme. J’ai oublié de les prendre une seule fois.
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Réactions diverses
Très vite après l’annonce, même avant de commencer la thérapie, je l’ai dit à des amis proches et très proches. Ma mère a été au courant quelques jours après. Elle était venue me chercher en voiture à la gare. Je lui ai dit quand on passait le rond-point avant le pont. Elle m’a demandé si j’allais bien. Comment je l’avais attrapé. Ce qu’il allait se passer. Je lui ai expliqué. Quand on est arrivées à la maison je crois qu’on a arrêté d’en parler. Sa réaction neutre, sans jugement ni alarmisme, je l’ai comprise plus tard. Aux vacances de Noël. Je l’ai dit à deux de mes sœurs. On était dans la chambre chez ma grand-mère, le soir.
Ma mère était dans la pièce. J’ai sorti mes trois boîtes de médicaments. “C’est quoi ?” a demandé ma grande sœur. J’ai hésité un peu. “C’est une trithérapie. Pour le VIH”. J’ai regardé ma mère. Elle est sortie de la pièce et a fermé la porte. “Quoi ?”. Je leur ai expliqué, elles ont pleuré toutes les deux, moi aussi du coup, elles m’ont dit que j’étais trop idiote, que j’aurais dû faire attention, que je savais qu’il y avait des risques. J’ai répondu : “Je sais”.
Ma mère est revenue et a dit que ça faisait partie des aléas de la vie. Il y a des jeunes qui meurent sur la route en rentrant de boîte, ou en sortent handicapés à vie, d’autres qui ont des cancers, d’autres qui se suicident, il y a plein d’enfants qui sont touchés par des maladies et ne verront jamais leur 20 ans. Il y a toutes sortes de trucs qui peuvent nous tomber sur la gueule à n’importe quel moment, n’importe quel lieu de la vie. “Shit happens”, comme ils disent. Moi j’étais séropositive à 20 ans et je pouvais y faire quelque chose.
Mon père ne le sait pas, l’aînée de mes sœurs non plus. Je ne sais pas quand ni comment je pourrai leur dire. Mon père s’est retrouvé nez-à-nez avec mon pilulier un jour qu’il traînait dans ma chambre. On voit les pilules à travers le plastique. Je ne sais pas s’il ne l’a pas vu parce qu’il ne faisait pas attention, ou s’il n’a pas voulu savoir ce que c’était mais il ne m’a rien demandé.
Un nouveau rapport au sexe
L’annonce la plus dure, je l’ai faite en novembre 2012. Ça faisait quelques semaines que je fréquentais un garçon. J’étais célibataire depuis longtemps et ça me convenait parfaitement mais il me plaisait, je lui plaisais, je me sentais bien quand j’étais avec lui. On a regardé un film chez moi un soir, à la fin on a commencé à s’embrasser.
“Attends. J’ai un truc à te dire. Avant qu’on aille plus loin”. Ça ne voulait pas sortir. Ça a duré quelques minutes je crois. “Mais dis-moi. – Je suis séropositive”. J’ai fondu en larmes, il m’a juste prise dans ses bras. Je crois que j’ai pleuré cinq bonnes minutes avant qu’on commence à en parler, que je lui explique ma situation. Il m’a demandé quelques jours pour y penser.
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Un tiers des étudiants (33 %) déclarent ne jamais porter de préservatif […] et 33 % encore n’effectuent jamais de test de dépistage du VIH en cas de changement de partenaire (étude Harris Interactive de décembre 2014)
Ce nouveau rapport aux hommes et au sexe, ça a évidemment fait partie des premières questions que je me suis posées, des premières angoisses. Il s’avère qu’à l’heure qu’il est je suis toujours avec ce garçon, mais parfois je pense au moment où je retrouverais mon célibat, comment ça se passera avec les mecs ?
Dans le couple, surtout au début, le virus était comme un troisième partenaire. On en parlait librement, ce qui a bien sûr été pour moi comme pour lui un gros plus. Ça ne l’a pas empêché de ne pas dormir pendant des jours, d’avoir peur de faire le test, de n’avoir pas envie de moi pendant des jours à cause d’un ras-le-bol, presque un dégoût, de la capote. La capote… Il faut la voir comme un teaser. Vous savez quand quelqu’un sort un préservatif que quelque chose de plutôt agréable va se passer.
“Je ne suis pas à plaindre”
Dans le milieu médical, j’ai aussi eu la chance de n’avoir pas eu de rejet ou jugement. Ce que je vais dire va peut-être paraître naïf, je sais que c’est une analyse superficielle basée uniquement sur mon expérience subjective. J’ai toujours eu l’impression que les personnes à qui je l’annonce ressentent de la pitié, ils me voient comme une victime, une pauvre petite qui n’a pas eu de chance, et je pense que c’est parce que je suis une fille, blanche, dans la vingtaine. C’est très paradoxal mais j’aimerais parfois que les gens imaginent que c’est de ma faute.
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“J’ai pris le risque de m’exposer au VIH et à d’autres IST”
Je n’ai pas eu de malchance. Je n’ai pas eu la poisse. J’ai eu des rapports non-protégés avec des garçons qui m’ont dit qu’ils étaient clean et je les ai crus sur parole. J’ai pris le risque de m’exposer au VIH et à d’autres IST. Ce qui est paradoxal aussi c’est que je ne laisserai jamais personne me dire que c’est de ma faute. Mes sœurs, ma mère et moi-même sont autorisées à me dire “c’est de ta faute”. Personne d’autre n’a l’autorisation ni le droit de me juger. Ni comme victime, ni comme responsable. Je suis séropositive. Point.
J’ai vécu une expérience assez désagréable à la pharmacie. Ce n’était pas ma pharmacienne habituelle mais une jeune femme, à peine plus âgée que moi, en stage. J’ai donné l’ordonnance. “Ça va, vous le vivez bien ? – Oui, ça va, le traitement fonctionne donc ça va. – Parce que c’est pas simple hein. Surtout quand on est jeune je pense. On se rend pas compte”. Elle avait ce ton qu’on emploie avec les enfants, de la compassion mielleuse, dégoulinante. Je me souviens qu’en sortant de la pharmacie j’ai appelé mon copain pour râler sur cette intrusion dans ma vie privée. “Mais ça partait d’un bon sentiment”. Je le sais ça. Cette réaction de compassion me dérange parce que je pense que je ne suis pas à plaindre.
Méconnaissance du virus
Depuis, mon regard a changé sur tout ce qui concerne le VIH/sida. Je me tiens très au courant de ce qu’il se passe dans ce domaine. J’ai remarqué par exemple que beaucoup de jeunes (en gros entre 12 et 30 ans) connaissent très mal voire ignorent complètement la différence entre séropositivité, VIH, et sida. Petit rappel donc, sans entrer dans les détails scientifiques. Le VIH, virus de l’immunodéficience humaine, attaque le système immunitaire en “colonisant” les lymphocytes. Une personne porteuse de ce virus est séropositive au VIH.
Quand le virus a trop attaqué les défenses immunitaires d’un être humain, on parle de sida, syndrome d’immunodéficience acquise. L’organisme ne peut plus se défendre contre les attaques de microbes, bactéries et autres virus, et des maladies appelées “opportunistes” peuvent tranquillement s’installer et faire leur office, jusqu’au décès. Les antirétroviraux musèlent le virus, ils l’empêchent de détruire tout le système immunitaire. Quand une personne arrive au stade sida, il existe aussi des traitements pour aider le corps à se défendre. L’Institut Pasteur l’explique mieux que moi.
Je suis séropositive, mais je n’ai pas, et n’aurai jamais le sida. Ma thérapie empêche le virus de faire ce qu’il est supposé faire, mais elle ne peut pas le virer de mon organisme.
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Quand l’ignorance devient insouciance
À travers les réseaux sociaux et mon entourage, j’ai essayé de faire de la prévention à mon humble niveau, et je suis désespérée de voir que ça ne fonctionne pas. Je me disais “si mes amis connaissent une séropo, peut-être qu’ils feront plus attention“. Le lendemain d’une soirée, une amie me raconte qu’elle a conclu avec un mec. Je lui demande s’ils se sont protégés. “Non, on n’avait pas de capote“. Un ami très proche homosexuel a encore régulièrement des rapports non-protégés, alors qu’il sait pour moi depuis le début.
Un jour qu’on discutait dans la rue il me dit qu’il doit aller faire le test dans pas longtemps parce qu’il a pris des risques. “Enfin, de toute façon si je l’attrape, c’est pas grave, toi tu le vis bien. – Euh oui, enfin évite quand même, c’est pas la joie tout le temps et ce serait sûrement plus compliqué pour toi“. Je sais qu’il disait ça avec une pointe d’humour, mais ça m’a fait mal au ventre d’entendre ça. Le fait que je vive bien avec mon virus desservirait mon envie de protéger ceux qui ne l’ont pas ? Perspective déprimante.
“Après l’annonce, je ne voulais plus faire confiance à personne. J’ai décidé de me méfier de tout le monde. Tout le temps”
C’est une illustration de la légèreté dont fait preuve la nouvelle génération. Une légèreté que je vivais et dont je dois assumer les conséquences. Je faisais aussi partie des personnes qui pensent que ça ne leur arrivera pas. Après tout, je suis française, hétérosexuelle, j’ai 20 ans, le sida, ça ne me concerne pas. Ça n’existe pas les filles de 20 ans séropositives.
Si un mec me dit qu’il est clean, qu’il n’a eu que deux ou trois partenaires, pourquoi devrais-je me méfier ? Après l’annonce, je ne voulais plus faire confiance à personne. J’ai décidé de me méfier de tout le monde. Tout le temps. C’est bien pour cette raison qu’on vous demande de faire le test de dépistage régulièrement et de connaître votre statut. Parce que quand vous dites “je suis clean” alors que votre dernier test date de quelques années et que vous avez eu d’autres partenaires, vous mentez peut-être. Sans le savoir. Mais vous mentez.
Et le virus dans vos veines se marre parce qu’il sait que vous n’êtes pas clean. Se faire dépister, c’est angoissant, vous avez peur du résultat et c’est normal. Mais n’est-ce pas encore plus angoissant de vous dire que vous allez potentiellement contaminer quelqu’un parce que vous n’êtes pas sûr d’être séronégatif ? À chaque nouveau partenaire sexuel, le préservatif s’impose. Comme le dit Aides dans son excellente dernière campagne, “pas de préservatif, pas de sexe”. Et ça, jusqu’à ce que vous et votre/vos partenaire(s) ayez fait un test.
L’égoïsme de la prise de risque
Je me sens coupable parfois. Envers moi-même d‘abord, d’avoir préféré le plaisir de quelques instants à ma santé à long terme, mais aussi envers les milliers de militants qui se sont battus ces 30 dernières années et tous les activistes qui se battent encore pour que l’épidémie du sida se stabilise puis se termine. Quand j’ai vu le superbe documentaire How to Survive a Plague de David France (2012), je me suis sentie mal.
Les militants d’Act-Up aux États-Unis ont dépensé toute leur énergie, leur rare énergie, pour que les séropositifs aient accès au traitement, pour qu’il n’y ait plus de discrimination, pour que les générations qui viendraient après ne connaissent pas ce virus.
Mon insouciance, mon manque de précaution, et finalement ma contamination sont comme une insulte à leur combat, un manque de respect posthume. J’aimerais m’excuser auprès des activistes passés et présents parce qu’en ne combattant pas à mon niveau l’épidémie, je bafoue des années de lutte et de souffrance. Comme si tout ce qu’ils avaient fait et font encore ne servait à rien.
Je me sens coupable et redevable aussi envers l’État français, parce que mon suivi médical et mes médicaments sont remboursés intégralement par la sécurité sociale. Je n’ai jamais eu à me soucier de ça. Je dis parfois que la France me tiens littéralement en vie, j’exagère à peine. Ma thérapie coûte plus de 1000 euros par mois. L’État paye pour une erreur de jugement dans ma jeunesse en quelque sorte, alors qu’à travers des campagnes de prévention les services de santé gouvernementaux essaient de faire en sorte qu’on n’en arrive pas là.
Quand j’ai pris le risque de m’exposer au VIH, c’est comme si j’avais dit un gros “ta gueule” à des milliers de militants, à tous les séropositifs de la planète, morts et vivants, et à mon pays qui tente tant bien que mal de sensibiliser la jeunesse à cette épidémie. C’est très égoïste. C’est dégueulasse.
Je pourrais écrire sur ce sujet pendant encore des pages et des pages mais l’essentiel est dit. En espérant que mon expérience, que j’aurais dû partager depuis longtemps, serve à quelque chose. Ce n’est qu’une expérience du VIH parmi des millions sur la planète, personnelle et subjective.
Je suis certaine que de nombreux séropositifs auraient des choses à redire à ce que j’ai écrit. On ne le vit pas tous de la même manière. Cela faisait longtemps que je voulais en parler ouvertement, sur Twitter par exemple, mais j’avais peur. Je m’auto-infligeais une discrimination alors que je pense qu’être séropositif n’est ni honteux ni grave. C’est idiot.
Je ne sais pas ce qui m’a décidé. Je pense qu’il y a une urgence, qu’il faut que les jeunes de ma tranche d’âge se prenne une claque. Ce texte est ma claque.