Il est facile de dire, et avec raison, que les réseaux sociaux nous complexent plus qu’autre chose. Mais pour Lisa, Instagram a été un moyen d’accepter et de dédramatiser son trouble alimentaire : l’anorexie.
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Instagram et anorexie peuvent-ils faire bon ménage ? Si la présence sur Instagram de communautés “pro-ana” célébrant la maigreur dans tous ses états donne envie de répondre “non” à cette question, il existe des cas où la plateforme peut se montrer utile et salvatrice. C’est notamment le cas avec Lisa.
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À 24 ans, la jeune femme vient tout juste d’obtenir son diplôme d’une école de communication, mais a dû mettre son parcours professionnel en pause. Depuis mars, elle est en effet suivie par un service spécialisé de la clinique Villa Montsouris, à Paris, afin de soigner son anorexie.
Et pour en arriver là, elle reconnaît qu’Instagram a joué un rôle. En voyant son image évoluer photo après photo, la jeune femme a pris conscience de ses changements physiques. Un moyen pour elle de surmonter le déni qui empêchait sa guérison, mais aussi de parler de cette maladie avec légèreté et dérision.
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Pour la psychologue clinicienne Laura Fassio, cet apport des réseaux sociaux est cependant à nuancer. Elle estime que cela peut “aider à apporter un soulagement dans l’immédiat, mais ne permet pas de se reconstruire intérieurement”. Même si, dans ce cas précis, la spécialiste reconnaît que cela a permis à Lisa “de prendre conscience de quelque chose, et après, de pouvoir faire le pas pour être suivie individuellement”.
Pour nous, elle est revenue sur les raisons qui l’ont poussée à partager son séjour à la clinique sur Instagram.
“J’avais envie de montrer les bons comme les mauvais moments, de tourner ça en dérision”
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Konbini | Pourquoi avoir décidé de documenter ton séjour à la clinique sur Instagram ?
Lisa | Je ne l’ai pas fait parce que j’avais spécialement envie de parler de l’anorexie ou quoi que ce soit, mais parce que je voulais pas que ce soit un secret. C’est pas parce que je prends trois mois pour ma santé que je suis anormale.
J’avais pas envie de faire un truc larmoyant : “Oh, pauvre de moi, avec ma sonde dans le nez.” Non, au final, on reste des êtres humains. On est toutes plutôt jeunes dans l’ensemble, et on a des désirs de femmes de 20-25 ans. On n’est pas juste anorexiques, c’est pas une identité.
Tu souffres d’anorexie, t’as des troubles alimentaires, mais t’es pas qu’anorexique, t’es pas que ça ! Et ta vie peut pas tourner qu’autour de ça.
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J’avais envie de montrer les bons comme les mauvais moments, de tourner ça en dérision. Quand on m’a posé une sonde, le mec qui me l’a posée, c’était un putain de beau gosse. Mais vraiment une bombe atomique ! Et je lui ai gerbé dessus. Je lui ai GERBÉ dessus ! Et au lieu de me dire que ma vie, c’est de la merde, j’en rigole. Finalement, c’est pas grave.
“En fait, Instagram, c’est pas juste envoyer son cul en photo”
Comment a réagi ta communauté ?
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C’est le genre de moment dans ta vie où tu fais le tri. Tu vas voir quels potes vont être là pour toi, et lesquels vont tailler la route quand ça devient compliqué. Honnêtement, j’ai été, à une exception près, extrêmement bien entourée. Avec des gens qui étaient hyper solidaires. Qui sont venus me voir dans des moments où c’était vraiment compliqué, surtout au début.
J’ai plein de gens de ma communauté Instagram, que je connais pas, qui sont venus me poser des questions sur cette maladie, sur la raison de ma présence ici, sur ce que j’avais. J’en ai même qui m’ont envoyé des photos d’eux à une époque hyper dure de leur vie. Juste par soutien et par gentillesse.
En fait, Instagram, c’est pas juste envoyer son cul en photo. Y a des gens qui sont juste hyper bienveillants et qui n’ont pas envie de te défoncer parce que tu postes un truc.
“J’avais envie de montrer un truc plus positif”
Il y a des choses que tu n’as pas osé partager ?
Ouais, bien sûr, y a des trucs très trash. Parfois, je gerbais, j’avais pas le temps d’aller aux chiottes, donc je gerbais dans mon assiette. Ça, je l’aurais pas posté. J’avais pas envie de faire la meuf hyper larmoyante : “Oh putain, je suis vraiment la pauvre petite fille qui vient de gerber dans son assiette. Émoji vomi.”
J’avais envie de montrer un truc plus positif. Alors, ouais, c’est dur, mais smile. Si t’es là pour te soigner, c’est déjà que t’es sur le bon chemin.
Moi, ça m’a aidée, parce qu’en parler sur les réseaux, l’assumer ouvertement, c’était me dire : “Ouais, t’as cette maladie.” Encaisser le fait que j’étais anorexique a été tellement difficile pour moi. Je l’ai nié durant des années et des années. Le dire, c’était l’accepter, et ça m’a fait comprendre qu’il fallait que je fasse un truc. C’était l’exposer au grand jour.
Et puis, j’allais pas disparaître pendant trois mois, alors que je suis hyperactive [sur les réseaux, ndlr] ! Je suis de nature honnête avec les gens, je suis cash, et j’avais pas envie de me dire que j’allais me cacher derrière un truc, que j’allais partir en exil.
“Je commençais à voir que ce que je postais de moi, c’était plus vraiment moi”
C’est quelque chose que tu faisais avant ? Arranger tes stories pour cacher ta maladie ?
Je ne savais pas que j’étais malade. Je ne l’ai appris que l’année dernière alors que j’ai une anorexie enfantine qui date de mes 8 ans.
Par rapport aux réseaux sociaux, je commençais à voir que ce que je postais de moi, c’était plus vraiment moi. C’était une façade derrière laquelle je me cachais : la meuf qui va toujours bien, qui vit bien, qui vit sa vie.
On crée du contenu pour dire aux gens que ça va bien et que la vie, c’est pas de la merde. La différence avec maintenant, c’est que je mets du contenu pour dire que ma vie, c’est un peu de la merde, mais que ça va, les gars ! Tout le monde a le droit d’avoir un peu une vie de merde de temps en temps. Et la vie continue, ça s’arrête pas là.
J’imagine que les réseaux sociaux, c’est pas uniquement montrer tes vacances à Bali. Tu peux montrer des trucs sympas et faire rêver les gens, mais tu peux aussi montrer ton quotidien, les trucs qui t’arrivent, les trucs simples.
Les médecins qui te suivent en pensent quoi ? Ils savaient que tu fais ça ?
Non, ils ne savaient pas. Y a d’autres filles qui le font dans un registre beaucoup plus dur, et là, c’est complètement proscrit par les médecins. Parce qu’il y a des filles qui créent un véritable storytelling autour de leur maladie. Plus elles vont paraître maladives, plus elles vont être là-dedans. Elles vont se complaire dans une bulle où les gens s’intéressent à elles parce qu’elles sont malades. Et c’est malsain. T’as pas envie de te sortir de ta maladie quand t’es comme ça.
“J’ai pas forcément de hashtags ou de groupes. J’avais pas envie de rentrer dans ce truc hyper communautaire”
Justement, les réseaux ne représentent-ils pas un risque pour les filles anorexiques ?
Si, complètement. Pour celles qui se complaisent dans leur maladie, dans cette souffrance, et qui sont dans l’idée de montrer que leur corps pourrait lâcher dans deux secondes.
Il y a une tendance au mal-être sur Insta, et sur les réseaux sociaux de manière générale ?
Ah oui, bien sûr ! Surtout pour cette maladie. C’est une maladie où, à un moment, tu dis : “Hey les gars, regardez-moi !” Tu peux plus la cacher. Tu peux pas dire que ça va pas. Avec l’anorexie, ça se voit physiquement, t’es pas bien. Quand t’arrives à 30 kg, tu te dis à toi-même : “Ah ouais, merde, la fille, elle va pas bien.”
“Je veux montrer qu’il y a des visages derrière l’anorexie”
C’est une manière un peu malsaine d’attirer l’attention sur soi. Et c’est très difficile de se détacher de ça.
J’ai pas forcément de hashtags ou de groupes, j’avais pas envie de rentrer dans ce truc hyper communautaire. J’avais pas envie de me dire : “Yes, pro-ana, ma gueule !” C’est pas intéressant. Et les trucs communautaires, je déteste.
On est une somme d’individus, on a peut-être la même pathologie, parce que c’est un truc de comportement alimentaire, mais on la développe toutes pour des raisons différentes.
Et en quoi ton utilisation d’Insta est différente ?
Parce que je l’utilise de manière plutôt amusante. Déjà, j’aime pas mettre que moi, je mets aussi les filles avec qui je vis en communauté, les filles qui souffrent aussi. Je veux montrer qu’il y a des visages derrière l’anorexie. C’est pas qu’un corps qui est malade et en souffrance. T’as des filles qui se battent, qui sont hyper courageuses, qui sont joyeuses, qui rigolent. J’ai jamais vu de filles aussi intelligentes.
“J’ai gagné plus d’engagement de ma communauté que de followers”
Ta communauté s’est agrandie depuis que tu as commencé à poster sur ce sujet ?
Je crois que j’ai gagné plus d’engagement de ma communauté que de followers. Des gens plus intéressés, bienveillants. Des gens cool ! Ils me demandent juste : “Ça va mieux, tu sors quand ? Est-ce que ça te dérange qu’on en parle ?” Les gens sont simplement curieux de savoir ce que c’est.
Une fille qui va se présenter de manière vraiment horrible, en mode “je vais clamser”, ça les intéresse pas. T’auras même pas envie de davantage la réconforter. Tu veux voir qu’il y a un minimum d’espoir, et que les gens ont une personnalité derrière la maladie.
Tu t’attendais à quelles réactions ?
Je m’attendais à ce que les personnes soient interloquées, que je perde des followers. Mais je m’en foutais, j’étais pas dans cette démarche-là, je voulais pas gagner des followers en postant une photo avec ma sonde. J’ai décidé de partager mon quotidien.
Tes parents et ta famille te suivent ?
Non, j’ai voulu les protéger de ça. C’est une situation qui est hyper difficile quand tu es parent de voir ton enfant souffrir. Et je pense que l’anorexie est très difficilement compréhensible par son entourage. Si tu savais le nombre de trucs qu’on m’a sorti, comme “L’anorexie, c’est une maladie de petite fille riche”, “Me dis pas que tu peux pas manger, c’est juste que tu veux pas”… C’est pas que ça. Physiologiquement, ton corps, il en peut plus.
D’ailleurs, qu’est-ce qui constitue la base de ta communauté ? Des anonymes, des ami·e·s ?
J’ai beaucoup d’ami·e·s, mais aussi des gens que je ne connais pas. J’ai pas 800 ami·e·s dans la vie, et heureusement ! Mais ouais, j’ai pas mal d’anonymes. J’en ai pas mal aux États-Unis, il y a des Italien·ne·s, des Anglais·es…
Tu as dû faire face à des comportements lourds ?
Y a des mecs lourds, oui. J’en ai plein des histoires à raconter. Des mecs qui te voient [sur les réseaux, ndlr] à l’hôpital et qui savent que, de base, t’es pas accessible. C’est un moment de ta vie où c’est compliqué.
Il y en a qui sont hyper malsains et lourdingues, et qui n’envoient pas que des messages… mais aussi leur teub en photo. Je pense qu’il y a un truc très malsain à aller voir des filles qui sont malades.
“Je ne me suis pas prise 10 fois en photo pour trouver le bon angle. L’idée, c’était pas de faire de moi la malade la plus bonne”
Pourquoi choisir Insta plutôt qu’un autre réseau social ? Qu’est-ce qu’il a de plus pour parler de l’anorexie ?
J’ai l’impression que Facebook, c’est une petite communauté d’espionnage. Et ça me saoulait, j’avais pas envie.
Instagram, y a un truc très life, très direct. C’est le Twitter de l’image, c’est instantané. Même si tu peux passer du temps à retoucher des photos. Mais pour moi, l’idée n’était pas là. Quand je faisais des stories, c’était souvent des vidéos, c’était des trucs filmés à l’instant T. Je me suis pas prise 10 fois en photo jusqu’à trouver le bon angle. L’idée, c’était pas de faire de moi la meuf malade la plus bonne, mais de montrer ce que j’étais.
Pas de filtres sur les photos, du coup ?
Si, il y a évidemment des filtres ! Avec la tête que t’as avec une sonde, heureusement ! Ça sauve un peu la mise ! Mais j’ai jamais utilisé d’émojis ou d’autres trucs pour cacher ma sonde, par exemple.
À quel point ta guérison a été aidée par ce que tu partageais sur les réseaux ?
Ça m’a donné de la force, parce que les gens sont gentils. Y a pas que des cons sur les réseaux sociaux. Et ça m’a enlevé ce déni monumental. Ça m’a vraiment fait accepter le fait que j’étais malade, et qu’il fallait que je me soigne. Il y a un rapport à l’image.
J’ai regardé mes dernières photos postées, et je me suis dit : “Ah oui, t’es creusée, là ! T’as pas le même visage qu’avant. Physiquement, t’es en train de changer.” Et c’est bien d’avoir une plateforme où l’on puisse parler d’un sujet qui, en soi, n’est pas du tout fun. Il faut un peu de dérision dans la vie. Un peu de légèreté.
Article écrit par Antoine Le Lay