La semaine dernière, je racontais à travers un article mon expérience en tant que féministe et passionnée de mangas et d’animes. C’était simplement la réflexion d’une jeune femme française d’à peine 19 ans qui s’interroge sur ce qu’elle aime. Malheureusement, ce n’est pas de cette façon que le message a été interprété.
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Parmi une pléthore d’arguments plus ou moins valables censée nier l’existence d’un sexisme envers les femmes dans le manga, l’un d’eux est revenu bien trop de fois pour que je l’ignore : “Oui, mais les mecs aussi sont sexualisés dans le manga.”
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L’occasion pour moi d’élargir ma réflexion sur un aspect que je n’avais jusqu’alors pas considéré, et sans lequel une réflexion sur le sexisme dans le manga serait incomplète.
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1. “Les femmes sont sexualisées dans le shōnen parce que la cible visée est masculine”
Pour étayer mon propos, je vais mentionner de nouveau des mangas et animes populaires. L’objectif étant que l’ensemble des œuvres traitées soit suffisamment connues pour qu’elles parlent à tous. C’est une réflexion sur un sujet de société, le but n’est donc pas d’exclure une partie de la communauté otaku d’un débat important, sous prétexte qu’elle ne s’y connaîtrait pas assez.
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A priori, si certains pensent que les femmes sont hypersexualisées dans le manga, c’est surtout parce que les œuvres les plus connues sont des shōnen, destinés aux garçons adolescents, ce qui devrait justifier leurs tenues légères. C’était peut-être vrai il y a deux décennies, mais cela paraît aujourd’hui totalement dépassé. Non, tous les hommes ne veulent pas voir des nanas à poil.
On peut interpréter un personnage sexualisé de différentes manières, mais on retrouve quelques caractéristiques communes – un développement absurde de certaines parties du corps d’un individu ou une position lascive, par exemple – souvent justifiées par des fins commerciales.
Et même si la féministe que je suis aimerait que ce soit le cas, une poitrine féminine n’est aujourd’hui pas considérée de la même façon qu’un torse nu d’homme – en tout cas dans notre société occidentale.
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Du coup, dans le manga, des personnages de shōnen comme Lucy de Fairy Tail, Nico Robin de One Piece, Misa de Death Note, ou encore Mari dans Prison School (qui pourrait aussi être considéré comme un seinen), se retrouvent souvent dans des positions et des dialogues qui les transforment en de véritables objets sexuels. Leurs personnages, bien que parfois essentiels, sont détournés à de nombreuses reprises de leurs objectifs initiaux.
Or je ne pense pas que Takumi dans Nana, George dans Paradise Kiss ou encore Kyo dans Fruits Basket, des shojo célèbres, apparaissent fréquemment le torse dénudé et encore moins à quatre pattes. “Les femmes sont sexualisées dans le shōnen parce que la cible visée est masculine”, n’est pas un argument recevable.
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Dire que le shōnen sexualise les femmes parce qu’il vise les jeunes garçons, ce serait ignorer que le marché du manga et la société ont bien évolué au cours des années 2000. De plus en plus de femmes consomment ce genre – et bien d’autres s’adressant normalement aux hommes – tandis que certains de ces messieurs s’intéressent aux shojo.
2. “Oui, mais les hommes aussi sont sexualisés”
J’ai souvent lu en réponse à des articles sur le sexisme envers les femmes dans le manga : “Oui, les femmes sont sexualisées, mais les hommes aussi.” Sauf que justement, cela ne fait qu’élargir l’étendue du problème, sans jamais le résoudre.
Si les femmes sont sexualisées différemment dans le manga, les hommes n’échappent pas non plus à quelques abus esthétiques, parfois excessivement mis en valeur. En reprenant les shōnen mentionnés, on voit très vite que les hommes y sont dépeints musclés au possible pour leur grande majorité. Tout ça sans compter Dragon Ball Z, où les bras des personnages prennent des proportions surréalistes.
Si on parle seulement du physique des femmes et pas de la façon dont elles se comportent, on peut aisément dire que les personnages féminins de mangas sont tout autant idéalisés que les masculins. Les physiques qu’on aperçoit dans le shōnen sont très normés et très peu diversifiés. Bien souvent, plus le protagoniste est puissant, plus son corps suit des critères de beauté.
Cette sexualisation des personnages – ou exacerbation de leurs traits – hommes et femmes confondus, commence très tôt, à l’image de Momo dans My Hero Academia, âgée de seulement 15 ans, ce qui peut être d’autant plus malsain dans l’imaginaire d’un adolescent.
Tout comme la sexualisation des femmes dérange celles qui lisent des mangas, ce regard erroné sur les personnages masculins peut aussi créer des complexes : tous les hommes n’aspirent pas à être forts, puissants ou musclés. Ce constat est étonnamment plus discret, notamment depuis #Metoo, où la place des femmes dans le manga a été vivement critiquée.
3. “C’est de la fiction”
Les personnages de manga ont pour but premier de nous divertir. Cependant, aucune des deux visions stéréotypées que nous avons évoquées n’est à encourager. Des œuvres comme My Hero Academia auraient été aussi bonnes avec des images plus représentatives, plus variées et moins réductrices.
Kill La Kill, qui est pourtant une œuvre féministe remarquable, a tout de même des personnages assez homogènes (les femmes sont blanches et minces, et leur puissance les rend sexy) et renverse le prisme habituel. Mais à quoi bon venir à bout du patriarcat si c’est pour le remplacer par une autre forme d’oppression, le matriarcat ?
Dans un sens, on pourrait donc aussi parler de sexisme pour les hommes : il suffit de regarder comment JoJo’s Bizarre Adventure dépeint la masculinité, par exemple. Mais peut-on vraiment évoquer une sexualisation quand les hommes développent une musculature presque grotesque ?
Pour Barbe Blanche ou Urouge dans One Piece, les traits sont tellement exacerbés qu’il semble évident qu’il s’agit de caricatures. Mais cela semble plus complexe quand il s’agit du corps féminin. Ainsi, si les mangas peuvent être sexistes envers les hommes et les femmes, on ne peut que très rarement évoquer une sexualisation des hommes à proprement parler (même s’il existe quelques exceptions, comme Gray dans Fairy Tail).
Tout laisse croire que le manga, comme le cinéma ou la musique, a participé à la normalisation de rôles féminins et masculins dans la société. Plus que de sexualiser ces deux genres, il empêche certains comportements, à l’un, comme à l’autre : les hommes doivent être virils, ne jamais baisser les bras et avoir le moins d’émotions possible, tandis que les femmes doivent les soutenir et les aimer sans condition – une idée défendue par Naruto ou Death Note. Est-ce que cela n’aurait pas encouragé et renforcé d’autant plus notre regard déjà très conformiste sur le monde ?
4. “Si tu trouves ça sexiste, ne regarde pas”
On peut apprécier une œuvre tout en essayant d’être critique. D’autant plus quand l’œuvre touche un public jeune et donc encore plus influençable. Sans vouloir changer le manga, on peut vouloir l’améliorer et le remettre en question afin de le rendre plus pertinent.
Comme les autres arts, le manga est amené à s’adapter aux changements de société. C’est pour cela qu’il semble indispensable de remarquer ses incohérences et l’influence qu’elles ont sur la société, pour ne plus les reproduire. Où va-t-on si on arrête de considérer les œuvres qui nous dérangent et qu’on s’abstient du moindre esprit critique ? Surtout quand l’œuvre en question possède un tas d’autres caractéristiques intéressantes.
Il serait également intéressant de voir des témoignages sur cette sexualisation des hommes dans le manga – qui semble être aussi une source de pressions. Ils sont encore très peu nombreux, alors qu’une poignée d’œuvres suffit à prendre conscience qu’une représentation bien distincte est pareillement imposée aux hommes.
À vrai dire, c’est la même chose pour les témoignages féminins : ils sont rares, même s’ils font toujours beaucoup de bruit. Finalement, la plupart des vidéos sur YouTube qu’on peut trouver sur la représentation des femmes dans le manga sont faites par des hommes, qui traitent parfois (plus que maladroitement) le sujet.
Bref, l’hypothèse selon laquelle les hommes aussi souffriraient de leur image dans les mangas n’est pas à exclure. Et quand bien même la façon dont les hommes sont représentés dans le shōnen ne les dérangerait pas, ça ne m’empêche pas d’être blessée, en tant que femme, par le traitement des personnages féminins.
Et puisqu’il faut être vigilant quand on s’adresse à la communauté otaku, je terminerai en rappelant qu’il y a heureusement toute une flopée d’œuvres, sorties au cours de la dernière décennie, qui veillent à mieux représenter les femmes… et les hommes.
On pense notamment à Kara no Kyōkai ou encore à l’anime Michiko to Hatchin. Et dans les franchises célèbres, les femmes gagnent en puissance et les mecs montrent davantage leurs émotions (Eren dans L’Attaque des Titans ou Izuku dans My Hero Academia). Par ailleurs, certaines œuvres plus anciennes critiquaient déjà toutes ces représentations erronées, comme Hunter x Hunter avec le personnage de Biscuit Krueger.