Dans nos sociétés occidentales dominées par une croissance économique extrêmement faible et un accroissement exponentiel des inégalités de richesse entre l’oligarchie économique et le reste des citoyens, le paradigme dominant est encore celui de la méritocratie “à l’américaine”– avec suffisamment d’efforts, n’importe qui peut réaliser ses rêves —, traduit en français par l’allégorie de l’ascenseur républicain, ce monte-charges magique qui permettrait de sortir de sa classe initiale pour s’élever vers les hautes sphères de ceux qui se lèvent tôt et travaillent dur pour amasser des quantités indécentes de pognon (oui, “l’ascenseur social” se fonde sur une vision hiérarchisée de la société).
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Et ça fonctionne tellement bien qu’avec l’avènement du capitalisme actionnarial et de la mondialisation (“heureuse”, prédisait l’oracle Alain Minc en 1997), les 500 plus grosses fortunes françaises ont par exemple vu leur fortune être multipliée par sept en 20 ans (et celle des dix plus riches multipliée par 12, quand même), et comptent désormais pour 25,7 % du PIB français.
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À l’échelle de la planète, la mécanique inégalitaire tourne aussi bien, voire mieux : si vous l’ignoriez, sachez que 82 % de la richesse créée en 2017 a été directement captée par les 1 % les plus riches, selon un rapport d’Oxfam. Une petite dernière ? En 2017, le top 1 % a pour la première fois possédé plus de la moitié de la richesse totale du globe (50,1 %, pour être exact), et la tendance devrait continuer à progresser dans ce sens. Huit personnes possèdent autant d’argent que 3,8 milliards d’autres. De manière générale, 80 % de la richesse globale est entre les mains de 20 % de privilégiés.
Les apôtres de la théorie économique du ruissellement, particulièrement en vogue dans les hautes sphères politiques françaises pour justifier des mesures de suppression de tranches fiscales à destination des plus fortunés, nous assureront que tout ça bénéficiera aussi aux classes moyennes : quand les très très riches dépensent, les vannes d’argent liquide soudainement ouvertes cascadent, paraît-il, sur le reste de la société civile, tout là-bas en contrebas, qui n’en finit plus de danser sous la pluie de biffetons ainsi générée. Mouais.
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Mais au fait, comment devient-on riche, puisque tout le monde travaille à peu près le même nombre d’heures et que presque personne ne possède beaucoup d’argent ? Les riches sont-ils plus doués, plus intelligents, plus travailleurs que nous autres ? Voilà la question que s’est posée Alessandro Pluchino, de l’Université de Catane, en Italie. Son arme pour y répondre : une simulation informatique qui tente d’identifier les origines des inégalités de richesse.
Les écarts de richesse ne correspondent à rien
Comme le résume la MIT Technology Review, qui relaie l’étude, Pluchino part d’un postulat parfaitement logique : les niveaux d’inégalité de richesse observés ne correspondent pas aux inégalités d’efforts pour y parvenir. Concrètement, l’intelligence moyenne est de 100 points de QI, et l’on peut observer de légères disparités entre les individus – selon l’OMS, un QI inférieur à 85 fait de vous un déficient mental, et au-dessus de 120 vous êtes surdoué. Idem pour le temps de travail moyen, certes inégal mais globalement compris entre 29 et 47 heures par semaine selon l’OCDE.
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Bref, des différences minimes. S’il est inimaginable de voir un humain doté d’un QI de 1 000 ou de 10 000, ou un salarié travaillant 500 heures par semaine (de toute façon, ça risque d’être compliqué), cela signifie que les écarts de richesse constatés dans le monde, d’ordres de grandeur bien supérieurs, ne peuvent pas être corrélés à l’intelligence ou au labeur. Dans ce cas, quel pourrait être le facteur déterminant ? Selon le modèle de Pluchino, tout se joue à… la chance.
Le modèle mis en place par le chercheur et ses collègues est simple, extrêmement simple – peut-être trop, justement, mais nous y reviendrons. Un nombre N d’individus est modélisé, et chacun est doté d’un certain niveau de talent (talent, intelligence, abnégation, volume de travail, etc.), un peu comme dans un jeu vidéo de sport qui permettrait de créer un athlète à son image en répartissant un nombre de points dans différentes caractéristiques. Certains sont donc plus doués que d’autres, mais à des niveaux d’inégalité conformes à ceux observés dans la vraie vie.
Une fois les individus créés, le modèle simule 40 ans de travail et d’accumulation de capital. Au-delà de ces inégalités ontologiques, le modèle introduit un autre facteur aléatoire : la “chance”, qui se traduit par des événements favorables (qui accroissent la richesse) ou défavorables (qui la réduisent). À la fin de la simulation, les sujets sont classés en fonction de leur richesse et les chercheurs calculent la distribution des biens, plusieurs fois de suite.
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Simulation vs vraie vie
Premier résultat : le modèle ne fonctionne pas si mal, puisque la simulation recrée la règle oligarchique des “80-20” (80 % de la richesse totale détenue par 20 % des gens). Jusqu’ici, tout va bien. Là où le paradigme méritocratique commence à prendre un coup dans l’aile, c’est lorsque l’on se penche sur le profil de ces individus fortunés : ils ne sont pas plus doués ou plus intelligents que les autres, et “le succès maximal ne coïncide jamais avec le talent maximal”, écrivent les chercheurs. Bug dans la matrice de la méritocratie.
Mieux, Pluchino explique que “sa simulation montre clairement que le facteur déterminant est la chance pure”. Plus exactement, les plus riches sont ceux qui ont reçu le plus d’événements favorables dans la vie, quand la queue du peloton est composée de ceux ayant reçu le plus d’événements défavorables par la toute-puissance aveugle du hasard. Simple. Basique.
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Avant que vous ne leviez les yeux au ciel en brandissant La Reproduction de Bourdieu ou La Violence des riches des inestimables Pinçon-Charlot pour me les envoyer à la tronche, calmez-vous, je n’ai pas terminé : bien évidemment, le modèle de Pluchino oublie volontairement une composante essentielle de nos sociétés, le mécanisme de la reproduction sociale, qui bloque efficacement l’ascenseur social depuis toujours.
Oui, on naît riche autant qu’on le devient, car venir au monde dans une famille aisée confère, dès l’aube de l’existence, une série de privilèges matériels, culturels et intellectuels qui fournissent un capital immatériel ontologique à celui qui en jouit — et l’inverse est vrai avec la pauvreté, qui offre en guise de cadeau de naissance un handicap social extrêmement difficile à surmonter, n’en déplaise aux méritocrates acharnés.
Mais le travail de Pluchino, en créant une situation utopique où chaque individu débute de manière égale, ne vise pas à représenter correctement les mécanismes d’inégalité de revenus dans le monde : il vise simplement à déterminer comment répartir le plus efficacement possible les budgets publics de recherche entre les scientifiques. En suivant les conclusions de leur modèle de distribution des richesses en fonction des résultats, ils sont parvenus à la conclusion que la manière la plus efficace de partager l’argent de la recherche serait de le distribuer de manière égale entre tous les chercheurs, peu importent leurs résultats précédents – une autre solution serait de le répartir entre 10 et 20 % des chercheurs, mais de manière aléatoire.
En ce qui concerne le financement public de la recherche, le mérite n’est donc pas une mesure fiable de la justesse d’un investissement (et c’est parfaitement logique, puisqu’une part non négligeable des découvertes est le résultat de la sérendipité). Si l’étude de Pluchino n’est pas franchement applicable à l’échelle de la société mondiale, ses conclusions pourraient avoir de multiples conséquences dans le monde de l’entreprise, des start-up ou encore de l’éducation, avec des méthodes de distribution plus égalitaires. Pour les inégalités de richesse réelles, en revanche, une réforme fiscale européenne, l’introduction d’une taxe Tobin sur les transactions financières et le plafonnement des hauts salaires serait un très, très bon début.