Nous sommes partis à la rencontre de Whang-od Oggay, artiste de 99 ans résidant dans un village hors du monde au nord des Philippines. Elle est considérée comme l’une des plus vieilles tatoueuses du monde et l’une des dernières figures perpétuant la tradition millénaire du tatouage à la main.
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Dans le monde du tatouage, Whang-od n’est pas tant considérée comme une tatoueuse que comme une artiste mythique. C’est une figure vénérée aux Philippines et plusieurs comités souhaitent la voir élevée au rang d’artiste nationale, sorte de Panthéon local. En Occident, c’est l’anthropologue américain du tatouage tribal Lars Krutak qui l’a rendue célèbre en 2010, notamment à travers sa série Tattoo Hunter sur la chaîne Discovery.
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Pour la rencontrer et espérer, peut-être, se faire tatouer par elle, ses fans peuvent faire des heures voire des jours de voyage jusqu’à son village de Buscalan, dans la région de Kalinga, au nord des Philippines. Nous nous y sommes rendus, curieux de rencontrer cette icône perdue dans les montagnes.
Rencontrer Whang-od, une mission en soi
Depuis Manille, il vous faudra environ dix heures de bus, deux heures de voiture et 40 minutes de marche dans les chemins escarpés des rizières en terrasse de Kalinga pour atteindre le petit village rural de Buscalan où réside Whang-od. Sept cents âmes, aucune réception téléphonique, un réseau d’eau et d’électricité sporadique, des maisons en bois sur pilotis, cochons, chiens et poulets qui se baladent un peu partout… Un décor hors du temps que vous ne pouvez atteindre qu’accompagné d’un guide local qui vous aura indiqué le chemin.
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Et une fois sur place, “la vieille dame aux tatouages” se fait discrète. Bon pied bon œil, le sourire malicieux, le regard rieur et les bras couverts de tatouages, Whang-od est néanmoins fatiguée. Pour être conduits jusqu’à elle, il faut prendre rendez-vous, et vous n’êtes pas les seuls sur la liste d’attente. Lorsque nous arrivons à Buscalan, jeudi 2 février 2017, il est déjà 16 heures et nous passerons une nuit chez l’habitant avec le conseil de nous lever aux aurores le lendemain afin d’aller attendre Whang-od devant sa porte.
Personne n’a la garantie de se faire tatouer par Whang-od en personne. De nombreux écriteaux rappellent que peu importe le long chemin que vous avez entrepris pour arriver jusqu’à elle, ni votre fatigue ni votre statut social (riche ou célèbre) ne vous autorisent à exiger quoi que ce soit. Un mot d’ordre : la patience, et aucune promesse que celle-ci soit récompensée.
Une transmission de l’art du tatouage uniquement féminine
Patients et chanceux, nous finissons par rencontrer Whang-od en personne mais “elle ne tatouera pas aujourd’hui pour des questions de santé”, nous précise un membre de la communauté. La vénérable vieille dame nous explique le sens de ses tatouages. Une peau de serpent recouvre l’intégralité de ses bras, symbole de longue vie. Sur le haut de son buste, des dessins plus masculins réservés aux guerriers ou aux anciens. Des tatouages qu’elle arbore depuis l’âge de 14 ans.
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Whang-od estime avoir tatoué environ 2 000 personnes dans sa vie et tient son savoir des “anciens”, aujourd’hui tous disparus. Dernière figure vivante des Mambabatok (les tatoueurs ancestraux de Kalinga) elle n’a transmis ses connaissances qu’à trois héritières, ses “petites-filles”. Celles-ci sont en réalités ses arrière-petites-nièces, Whang-od n’ayant jamais eu d’enfants. La symbolique de ces tatouages tribaux est similaire à celle des tatouages traditionnels que l’on retrouve dans la région Pacifique. Ces figures géométriques sont des symboles guerriers ou protecteurs pour les hommes et d’esthétisme pour les femmes. On retrouve des signes métaphoriques de la nature (l’eau, les cascades, les rivières, le Soleil et la Lune), de guides (le compas, la boussole) ou des totems animaliers comme le centipède protecteur ou le crabe voyageur.
Dans la mythologie locale, celui qui se fait tatouer le torse est un “guerrier” au sens littéral. Ainsi, quand un touriste demande à se faire tatouer la poitrine, Grace, l’une des petites-nièces de Wang-od lui répond ironiquement : “As-tu déjà tué quelqu’un ?” Il reste encore deux guerriers vivants au village. “Ils ont tué des gens mais pour une bonne raison, pour défendre la tribu et d’une manière digne, sans arme à feu”, nous explique un membre de la communauté.
Aiguilles de pamplemoussier, charbon et huile de coco
Ce jour, ce sont donc Elyan, 18 ans, et Grace, 20 ans, qui officient au “tattoo shop” : une hutte en plein air surplombant la vallée de rizières. Leur matériel demeure le même que celui de leur “arrière-grand-mère” : des aiguilles de pamplemoussier à usage unique plantées au bout d’un manche en bois et trempées dans du charbon, ainsi que de fines branches pliées pour dessiner les motifs géométriques avec régularité. L’encre pénètre dans la peau alors que l’on frappe le premier ustensile à l’aide d’un bâton.
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Ici, pas de désinfectant, ni de gants. Le charbon noir est étalé à même les doigts par les tatoueuses, qui essuient le sang avec des lingettes pour bébé avant de recouvrir la peau d’huile de coco. Le bruit de la machine est remplacé par le tapement incessant des deux bâtons de bois l’un contre l’autre. Pas de catalogue de dessins, ici, on choisit son motif sur une planche de bois. Elyan et Grace pratiquent le tatouage respectivement depuis deux et dix ans, des heures durant, presque à la chaîne, dans la chaleur et malgré les crampes, avec en fond sonore de la musique pop occidentale diffusée par une enceinte Bluetooth.
Les autres visiteurs que nous croisons ce jour-là sont exclusivement philippins. Deux d’entre eux viennent à Buscalan pour la troisième fois et ont effectué 12 heures de trajet pour se faire tatouer selon la méthode ancestrale perpétuée par Whang-od : “Nous aimons le lieu, les gens et la culture ici”, expliquent-ils simplement pour justifier tout ce chemin parcouru. Pas spécialement déçu de ne pas se faire tatouer par la légende en personne, l’un d’entre eux raconte : “Cela fait plus mal quand Whang-od tatoue parce qu’avec l’âge elle ne contrôle pas sa force et peut taper très fort.”
Dans une vidéo datant d’il y a deux ans, qu’il nous montre sur son téléphone, un ralenti de sa précédente séance de tatouage : la vieille femme tape, l’aiguille s’enfonce profondément et le sang gicle. Résultat, un trou dans le poignet. Mais qu’importe, se faire tatouer par un mythe vivant n’a pas de prix. Et cette cicatrice est un souvenir qui ne l’embarrasse pas le moins du monde. Dans sa peau est désormais gravé l’un des vestiges de l’histoire du tatouage traditionnel, dont les origines remontent à 1 200 ans avant Jésus-Christ.
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