Traditions, Hokusai et yakuzas : rencontre avec Horiyoshi III, illustre maître-tatoueur japonais

Publié le par Naomi Clément,

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Du maître à l’élève

De son vrai nom Yoshihito Nakano, ce Japonais de 68 ans a connu sa première confrontation avec le tatouage à l’âge de 11 ans, aux bains publics – un lieu toujours très répandu au Japon, auquel l’accès reste aujourd’hui encore souvent refusé aux tatoués. Fasciné par les films de yakuzas (les membres de la mafia japonaise), dans lesquels les acteurs étaient quasiment tous tatoués, il se met en tête de devenir tatoueur à l’âge de 21 ans :

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À ce moment-là, je n’y connaissais rien ; j’ai bricolé une aiguille et je me suis entraîné sur moi, mais ça n’a pas marché. Je me suis donc rendu chez un tatoueur à Yokohama, à qui j’ai demandé de me tatouer. J’ai vu comment il faisait, et je lui ai proposé de me prendre comme apprenti.

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Ledit tatoueur de Yokohama n’est autre que celui dont il a finalement hérité le nom : Horiyoshi, un des grands maîtres les plus respectés. Si la grande majorité des tatoueurs, qu’ils soient japonais, français ou américains, ont été formés par d’autres plus vieux et expérimentés qu’eux, peu ont cependant conservé la tradition qui veut que le maître (re)baptise l’élève.
En France, rares sont les artistes à respecter cette coutume à l’instar de Sailor Roman, mais au Japon la transmission du savoir-faire du tatouage demeure bien plus traditionnelle. Ainsi, Horiyoshi III a à son tour transmis son savoir-faire. À Alex Reinke d’abord, un tatoueur d’origine allemande qu’il a formé quinze ans durant avant de lui attribuer le nom de Horikitsune, et qui représente désormais l’art de l’irezumi à Londres.
Et puis, depuis quelques années, il forme Souryou Kazuyoshi Nakano, son propre fils, dont il a visiblement du mal à me parler (“Vous parler de mon fils c’est comme parler de moi : c’est une introspection. Si j’en parle en bien je suis gâteux, si je le critique c’est dur pour lui.“). Et effectivement, lorsque je lui demande si Souryou Kazuyoshi sera le digne héritier de la lignée Horiyoshi, le père, critique et exigeant, tranche :

Je ne sais pas s’il arrivera au niveau pour être Horiyoshi IV.

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Une pratique encore mal perçue au Japon ?

Mais avec l’instauration de l’ère Meiji en 1868, le tatouage devient prohibé, et la répression est sévère pour quiconque souhaite se tatouer. Retrouvant droit de cité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le tatouage ne brille plus vraiment de mille feux comme au temps de l’ère Edo : s’il s’est certes maintenu clandestinement pendant sa période de proscription, il est désormais frappé d’opprobre et abusivement confondu avec la pègre locale, les yakuzas.
Apparus il y a environ trois siècles, les yakuzas se veulent les dignes héritiers des samouraïs. À leurs débuts colporteurs (tekiya) et joueurs ambulants (bakuto), ils sont aujourd’hui à la tête d’un véritable empire souterrain, aussi riche que puissant, et flirtent allègrement avec l’extrême droite nippone. Maîtrisant le business des jeux, de l’immobilier ou encore de la prostitution, ils fonctionnent sur le système inflexible de l’oyabun-kobun, qui consiste en une loyauté indéfectible entre le maître d’une bande de yakuzas et ses “enfants”, ses nouveaux membres. Des membres dont la plupart arborent de gigantesques tatouages, en symbole de courage et de puissance.
Au départ pratique populaire sous l’ère Edo donc, l’irezumi s’est ainsi peu à peu vu massivement adopté par les yakuzas. À tel point qu’aujourd’hui, beaucoup associent naturellement la pratique de l’irezumi aux mafieux et à la criminalité. Une fabrication dangereuse des médias selon Horiyoshi III :

Les tatouages ne sont évidemment pas réservés aux yakuzas, c’est une fabrication des mass media. Il y a des yakuzas sans tatouages et des tatoués qui ne sont pas yakuzas ! Lui par exemple [il désigne John, le client, ndlr] n’est pas un yakuza. Un chercheur a étudié les rapports entre les tatouages et les criminels : 30% des criminels incarcérés étaient tatoués, 70% non. Les non-tatoués commettent donc plus de délits.
Mais l’opinion publique associe toujours tatouage et criminalité. C’est une grave erreur. Je le dis à chaque interview, mais les mass media ont fait du tatouage un symbole de la criminalité. Je ne fais pas le poids contre eux. J’aimerais qu’on regarde plus la réalité.

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“Les yakuzas sont très utiles en temps de crise grave”

Ce qu’Horiyoshi III déplore surtout, c’est l’image négative associée aux yakuzas. Si ces derniers sont surtout médiatisés pour leurs pratiques criminelles (meurtres, intimidation, trafics illégaux…) et leur implication dans l’économie japonaise, notre tatoueur (dont la légende veut qu’il ait, plus jeune, fait partie d’un gang mafieux) tient à rappeler leurs actions philanthropes, en accord avec leurs valeurs traditionnelles (dévotion, générosité, protection des plus faibles) :

On accuse tout le temps les yakuzas mais lors de Fukushima, les politiciens ont mis trois jours à réagir alors que les yakuzas ont organisé de l’aide le jour même. Les yakuzas sont très utiles en temps de crise grave. Alors que les politiciens sont nuls. Ils ont apporté de la nourriture, des couvertures, du lait en poudre pour les bébés, en voiture, en camion, en bateau… On n’en parle jamais de ça, on ne parle que des bagarres, des meurtres, etc. Ça n’est pas la liberté de la presse, c’est de la désinformation.

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Un art attaché à ses vieilles étiquettes ?

À l’heure où beaucoup, notamment en Europe, considèrent le tatouage comme une forme d’art à part entière qui a cessé d’être associée aux “mauvais garçons”, Horiyoshi III semble prendre le ruisseau à contre-courant. Pour lui, dès lors que le tatouage quitte son cocon de pratique marginale, il perdrait de sa puissance, de son essence. À ce sujet, il commente :

Quand le tatouage devient purement artistique, sans aucune connotation sociale (qu’il n’est plus le symbole d’être en marge de la société), il perd de sa force. Certains disent que c’est de l’art, d’autres non ; c’est une question de goût et d’opinion. Mais il n’y a pas beaucoup d’autres champs artistiques qui comportent autant ce côté marginal et antisocial.
Les gens le ressentent d’ailleurs, et c’est ça qui les attire dans le tatouage. C’est quelque chose qui n’a pas besoin d’être expliqué, on le comprend immédiatement. Et c’est bien comme ça. Par exemple, vous êtes un peu inquiète de venir ici parce que les tatouages, c’est “un truc de yakuzas”. C’est ça, la force du tatouage, c’est de là que vient son aura.

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Voilà donc, sans doute, la clé du succès du tatouage traditionnel japonais, la raison pour laquelle il fascine tant depuis des décennies : un jeu d’équilibriste risqué et habile, entre sombre association aux yakuzas, ancienneté de sa pratique et magnificence de son art. Longue vie à l’irezumi.
Remerciements : Horiyoshi III, Amine Boubguel et Kotone.

À lire -> Entretien : Jake Adelstein, le journaliste qui a passé 10 ans dans le milieu des yakuzas