Konbini a été à la rencontre de l’artiste derrière le projet érotique Regards coupables. Ses illustrations de cunnilingus lui ont valu de perdre sa page Instagram, qui comptait alors plus de 50 000 followers (il en a le double maintenant). Il nous parle de la censure sur le réseau social vis-à-vis des images sexuelles et des représentations du corps féminin, mais aussi de sa vision de la femme et de ses inspirations.
Publicité
Je ne sais pas si j’ai envie de tout vous dévoiler sur moi, car il y a un petit mystère autour de mon projet Regards coupables et j’aime bien cette part d’ombre. Je suis un homme qui a 28 ans et qui vit à Paris, et suis un directeur artistique/graphiste. Je bosse pour des agences, mais je suis aussi un artiste qui s’est orienté vers l’illustration naturellement. Je ne pensais pas devenir illustrateur, mais je me plais beaucoup dans ce domaine. Je suis aussi musicien et producteur : je joue dans des groupes de rock comme Man Is Not a Bird, mais aussi Valley et je produis du hip-hop pour 75Mille.
Publicité
La genèse du projet
J’ai commencé le projet Regards coupables en mars 2015, quand j’étais en couple avec une tatoueuse. Le monde du tatouage m’intéressait. Je la voyais bosser et je me faisais tatouer à l’époque : ça m’a donné envie d’imaginer mes propres tatouages. J’ai commencé à dessiner en imitant les tatouages traditionnels, les têtes de morts, les roses, etc. Je n’avais pas vraiment de but, ça me faisait kiffer. C’était mon délire du moment.
Publicité
J’ai alors commencé à poster mes dessins sur Instagram. À l’époque j’avais fait une mise en page où tu n’avais pas besoin de cliquer dans la photo : tu scrollais et tu voyais directement les images. Ce n’était pas pratique car dès que tu postais un truc ça décalait tout, mais je le faisais parce que je trouvais ça visuellement sympa. Mes dessins ont attiré l’attention parce c’étaient des tatouages classiques un peu old school, avec une présentation un peu innovante. Petit à petit, j’ai fait des dessins de plus en plus érotiques, sensuels et féminins. Je suis parti d’un style qui n’était à la base pas vraiment le mien, comme un hommage, et peu à peu j’ai trouvé mon propre tracé. Je suis passé d’un trait épais à un trait beaucoup plus fin, en aplat noir.
L’érotisme et la femme fatale
Je pense que l’intérêt pour l’érotisme était quelque chose qui était au fond de moi et qui devait sortir. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui s’intéressent à l’art. Ma mère a toujours eu à la maison des bandes dessinées des années 1960 et 1980, avec beaucoup d’héroïnes ultra sexy et de femmes fatales, comme La Femme piège (Enki Bilal), Valentina (Guido Crepax), L’Incal (Moebius), Paulette (Wolinski), Le Déclic (Manara) ou encore Alef Thau (Arno). Les œuvres de Guido Buzzelli et de Barbe m’ont aussi beaucoup marqué.
Publicité
Quand ma mère m’a fait découvrir la photo, ce fut à travers le travail de Helmut Newton, qui met en scène des femmes puissantes. J’ai également eu un coup de foudre pour les clichés de Richard Kern.
Je conçois la femme comme un sexe fort, qui n’a besoin de personne et qui peut exister par elle-même. Tout l’inverse de la “femme objet”. En voyant la réaction du public face à mes dessins les plus érotiques, j’ai senti qu’il y avait quelque chose à creuser dans ce sens-là. Avant ça, je ne consommais pas d’art érotique, je ne suis pas expert.
C’est vrai que je représente les membres de la gent féminine en femmes fatales. Il y a un dessin qui a beaucoup plu sur Instagram : celui d’un couple qui s’enlace, avec la femme qui tient un couteau dans le dos du mec, et sur lequel il est écrit “Stay with me forever” (“Reste avec moi pour toujours”).
Publicité
Il y a aussi cet autre personnage que j’ai créé, “la petite faucheuse”. C’est un personnage qui n’a pas vraiment d’identité mais qui représente la mort par le haut de son corps, tout en noir et avec un visage de squelette… mais en bas, elle est en culotte et a des petites cuisses mignonnes. Elle a une faux dans le dos et si tu lui brises le cœur, elle te tue. Je ne sais pas si j’ai été traumatisé par les femmes [rires]…
Le regard d’un homme sur la femme
En matière de dessin, je suis attiré par les courbes. Le corps humain en offre une infinité. C’est ça qui me fait kiffer, sinon ça me fait chier. J’ai fait cinq ans de dessins de nu. J’ai dessiné des hommes pendant mes études, mais je préfère les courbes féminines. Dans mes dessins, il y a quand même des silhouettes et des visages d’hommes qui apparaissent, mais c’est le rapport aux femmes qui m’intéresse. Au final je parle peut-être plus des hommes que des femmes dans mes illustrations, en évoquant leur vision de l’autre sexe.
Publicité
Un mouvement esthétique
[J’ai remarqué une véritable tendance d’art érotique au trait noir sur Instagram, où les dessins des mains ont une grande place, comme chez Safia Bahmed Schwartz ou Petites Luxures, par exemple. Pour moi, Regards coupables fait donc partie d’un nouveau mouvement esthétique. Je lui ai demandé son avis sur la question.]
Je suis tellement dedans que c’est dur pour moi de prendre du recul. Ça m’a fait flipper quand mon compte Instagram a été fermé, car je me suis dit : “Merde on va croire que je suis un arriviste !” Il y a un véritable esprit de concurrence sur Instagram avec les gens qui font de l’art dans le même style. On a tous tendance à s’ignorer, mais j’aimerais rencontrer plus de gens du même courant artistique.
Le cunnilingus dérange Instagram
J’ai reçu pas mal de signalements sur Instagram, notamment d’illustrations reportés par d’autres illustrateurs. Il s’agissait de dessins de positions assez sexuelles, même si on ne voyait jamais vraiment les sexes. Le dessin qui s’est fait le plus reporté est celui sur le cunilingus. Le cuni dérange beaucoup plus les gens que le reste. Les seins aussi — surtout lorsque l’on voit les tétons — mais on sait tous que ce n’est pas autorisé sur Facebook et Insta. Donc désormais je ne dessine que le contour de la poitrine.
J’ai eu de nombreux signalements par la suite, environ trois par semaine. Tant et si bien qu’Instagram a désactivé mon compte. Je n’ai eu aucun moyen de communication avec eux. C’était l’enfer. J’étais fou de rage, j’avais envie de pleurer. J’ai perdu mes 56 000 followers et un an et demi de travail, alors que j’avais posté au moins un dessin par jour.
Quand un tel truc t’arrive, tu es démuni. Ce n’est pas comme si tu avais une mailing list et que tu pouvais envoyer une newsletter à tes fans. J’ai dû repartir de zéro. Le tag “@regardscoupables” a été supprimé lui aussi, donc mon nom a vraiment disparu de la plateforme. N’importe qui pouvait reposter mes illustrations, sans savoir que c’était de moi et en s’appropriant le crédit. J’ai eu l’impression de perdre le copyright de mes œuvres. Je réfléchis à une stratégie d’anticipation pour récupérer les mails de mes fans, au cas où ça m’arriverait de nouveau.
Ça m’a fait réaliser le simple fait qu’Instagram est une entreprise privée, qui appartient à Facebook et qui fait ce qu’elle veut. Comme beaucoup de gens, je n’en avais pas vraiment conscience. On accepte tous les termes sans jamais lire. Et si on lit les termes, oui, j’ai enfreint leurs lois et c’est une erreur que je ne referai plus.
En tant qu’artiste, je défends l’expression et l’interprétation artistiques. Dans mes illustrations, il n’y a pas de lien direct avec la réalité et j’essaye de sublimer les rapports sexuels, tout en restant implicite. Je fais tout pour que ça ne recommence pas, en postant des choses acceptables sur Instagram. Je réserve le reste pour Twitter et Tumblr, qui sont des plateformes beaucoup plus flexibles.
De l’art conçu pour la Toile
J’ai produit plus de 1 000 illustrations pour Regards coupables en un an et demi. À la base, c’est de l’art conçu pour Internet, pour de la consommation sur Instagram. De l’art que tu ne regardes pas plus d’une seconde.
Je poste au moins une image par jour : la régularité est clef. Je passe des nuits où je ne fais que du dessin : je produis 50 images et je les poste ensuite au fur et à mesure. Comme j’ai trouvé mon processus, les illustrations ne me prennent que quelques minutes.
Quand je dessine, les idées viennent de partout, de photos, de filles que j’ai croisées dans la rue… Je m’inspire beaucoup des images de ma collection. Ça me donne des idées d’angles et de proportions. Je pioche et je réinterprète.
Et le tatouage?
J’ai acheté tout le matériel de tatouage et j’ai tatoué une trentaine de pièces sur des potes. Ça fait même un moment que je reçois des photos de tatouages de mes dessins. Je les collectionne et j’ai décidé d’ouvrir un compte Instagram spécial.
Mais être tatoueur, c’est un boulot à temps plein. Je ne me vois pas tout arrêter pour ne faire que du tatouage, j’ai tellement d’autres trucs à faire. Mais pourquoi pas m’y remettre, dans quelques années lorsque je serais un peu plus en place ?
Du dessin à la musique, un projet interdisciplinaire
Je suis en train d’élargir mon projet. Bientôt Regards coupables se produira sur scène, en tant que projet musical. Pour moi, la musique est aussi importante que le dessin. Je pense que le concept de plusieurs disciplines pour un seul projet est intéressant. Ma musique va ainsi avoir un lien avec le dessin : l’émotion qu’elle contiendra sera sensuelle et romantique.
J’ai encore du mal à définir la musique de Regards Coupables. Tu peux déjà écouter un premier morceau sur SoundCloud ,qui s’appelle “The Calling“. C’est un morceau d’electro-pop ambiant. Je prépare un EP de 4 ou 5 morceaux qui sonnera plus rock shoegaze 90’s.
J’ai envie d’aller plus loin en pensant au support. Ma dernière expo était sur du papier, mais comme c’était des petits dessins ça m’a vite fait chier. Pour la prochaine expo, j’ai imprimé sur une plaque de Plexiglas transparente qui va faire 1 mètre 50. J’ai envie de faire du néon aussi, parce que c’est du trait.
Les projets de Regards coupables
J’ai toujours été passionné de T-shirts et de merchandising. Je ne connais rien au monde de la mode, mais comme je proviens d’un milieu rock où le merchandising c’est la base, je m’amuse à imprimer mes dessins sur des T-shirts que je vends en ligne. J’ai aussi fait une collaboration avec la marque Wasted et avec Onze Mètres Carrés. J’ai aussi conçu une gamme de gifs intitulée “Guiltymoji”.
Je vais sans doute aussi bosser avec Erika Lust, une réalisatrice de film pornos féministes. Elle tient un blog sur son site, avec une rubrique qui s’appelle “X Confessions” dans laquelle les gens peuvent écrire de manière anonyme leurs expériences sexuelles, qui sont ensuite illustrées par des dessinateurs érotiques.
Je bosse aussi pour un magazine qui parle de sexe qui s’appelle Wyylde. J’ai illustré un article sur le pegging, une pratique qui consiste pour une meuf à enculer son mec, mais c’est une pratique réciproque car lui aussi il l’encule. C’était marrant à dessiner.
Regards coupables sera en exposition le 10 novembre à Orléans.