“Qui prétend faire du rap sans prendre position ?” Si l’adage d’Ärsenik était particulièrement vrai et révélateur lors du début du mouvement rap dans les années 1990, le paysage a bien changé depuis. À tel point que – suite à une démocratisation exceptionnelle au cours de ce début de troisième millénaire – le rap s’est diversifié, offrant désormais une scène large faite autant d’artistes considérés comme “conscients” que de rappeurs ne revendiquant absolument rien, si ce n’est une liberté absolue dans la musique et les paroles. Alors, le rap doit-il être forcément conscient ?
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C’est tout l’intérêt de la très pertinente mini-série documentaire Saveur bitume réalisée par Adrien Pavillard, disponible sur Arte, qui retrace l’histoire mouvementée du rap en France, de ses débuts controversés à son apothéose actuelle. Car dès la fin des années 1980, les précurseurs du rap français sont directement influencés par ce qu’il se fait outre-Atlantique. Or, aux États-Unis, le hip-hop est alors très politisé, porté par des groupes tels que Public Enemy.
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C’est donc sur ces fondations que le rap tricolore se bâtit, mélangeant graff, danse et musique. D’autant plus que, dans l’Hexagone, le climat social est désastreux. En particulier pour les populations précaires issues des banlieues, délaissées par l’État, et pionnières du mouvement hip-hop. Le rap apparaît alors comme l’un des seuls moyens d’expression pour se faire entendre, et les artistes endossent – un peu malgré eux – un rôle de porte-parole de cette jeunesse abandonnée.
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Quand le rap devient un outil politique
À commencer par des artistes comme IAM, Fabe, Kery James avec Ideal J, Suprême NTM, Assassin, Ministère A.M.E.R., Ärsenik, X-Men, la FF et beaucoup d’autres. Le divertissement devient un instrument politique, qui débouchera sur le mythique titre “11’30 contre les lois racistes”. Il permet alors à toute une tranche de la population d’être entendue, et surtout de se sentir représentée.
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Pourtant, nombreux sont ceux qui refusent ce statut de représentants des banlieues pour éviter la récupération évidente de politiciens toujours à côté de la plaque (tant à droite qu’à gauche). “La méprise en France vient du fait qu’on pense que le rap est automatiquement engagé, alors que normalement, le rap est automatiquement une musique de club”, explique Akhenaton dans le documentaire.
De même pour Lunatic, qui justifie ce point de vue à l’époque en affirmant ne pas être “des messagers de la banlieue” sur les plateaux de télévision. On peut penser notamment à l’album Première Consultation de Doc Gynéco, immense classique du rap français. Sorti en 1996, celui-ci ne revendique pas grand-chose – si ce n’est un amour incommensurable pour les femmes.
“Le rap n’a pas besoin d’être politique, nous raconte le jeune rappeur parisien Loveni. Il peut l’être si c’est bien fait, que c’est intéressant musicalement et que le propos est bien. Mais ça ne doit pas être la fonction du rap que d’être politique. Il y a vingt ans, on voyait les rappeurs comme des porte-parole de la jeunesse, mais ça a été récupéré par des politiciens. Les rappeurs ont compris ça aujourd’hui, et disent ce qu’ils ont envie de dire.”
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Un avis partagé par le rappeur belge Isha, qui estime que la musique a pris le dessus sur la politique en matière de rap. “Il faut laisser le rap devenir ce qu’il doit devenir. On ne doit pas forcément critiquer la tournure des choses. Les jeunes sont très connectés à l’actualité aujourd’hui, ils viennent chercher du rap pour se détendre. Le rap est plus axé sur la mélodie que sur les textes désormais. Et c’est ce qui fait que le rap français n’a jamais été aussi proche de celui des États-Unis”, développe-t-il.
Une démocratisation controversée
S’ensuivra un schisme entre le rap “underground” et revendicateur, et le rap “commercial”, mercantile, mais plus léger et accessible à l’écoute. “Combien de mecs se défroquent pour passer sur Skyrock ?”, chantait déjà La Rumeur en 2004 dans le titre “Nous sommes les premiers sur…”. Car le rap dans son ensemble devient plus commercial, notamment grâce à des radios comme Skyrock ou Génération. C’est alors que les points de vue divergent, entre ceux qui considèrent que le rap doit être un outil pour faire passer des messages sociaux capitaux, et ceux qui estiment qu’il est un art à part entière et qu’il doit être totalement libre dans sa conception.
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“Le rap n’est pas forcément conscient”, se positionne quant à lui Sefyu, interrogé lors de la sortie de son nouvel album Yusef. “Chacun raconte sa life. Chacun doit cracher son truc. Il ne doit pas y avoir ce sentiment de ‘toi tu as le droit parce que tu fais du rap conscient, et toi tu n’as pas le droit parce que tu ne fais pas du rap conscient’. Personnellement, je ne considère pas en faire, je dis ce que j’ai à dire dans le moment présent”, continue-t-il.
Pour Kery James, peut-être la figure la plus représentative du courant revendicateur, “tout le rap était conscient. Mais le gangsta rap est devenu le rap dans son ensemble, tandis que le rap que je fais moi est devenu le rap conscient”, avance-t-il dans le documentaire. Alors que pour d’autres, comme l’explique l’activiste Sear, “le rap conscient devient une excuse pour les mauvais. Il y a des mecs qui font du rap pas conscient, mais qui sont meilleurs”. Combiné avec le succès commercial, un écrémage a lieu pour garder uniquement le meilleur – musicalement parlant. Moins sexy et moderne, le rap “conscient” fini par péricliter au fil des années.
Mais ce n’est pas pour autant que ce rap plus “commercial” n’est pas engagé. Car son rôle est toujours de représenter la jeunesse des quartiers français, et même de permettre à certains d’entre eux de quitter la morosité ambiante. Pour Youssoupha, c’est davantage la réussite sociale des rappeurs qui est “un acte militant”, pas forcément l’art en lui-même et ses paroles.
Plus de liberté pour plus de variété
Même son de cloche du côté de la nouvelle génération. “Il y a plein de gens qui n’ont pas envie d’écouter du rap conscient, qui veulent juste s’amuser”, nous explique Diddi Trix, croisé lors de la soirée organisée Deezer pour la compilation La Relève. “D’autres en ont besoin, parce que ça leur donne de la force. Le plus important, c’est qu’il y ait du rap pour tout le monde. Mais il y aura toujours une part de conscience dans le rap, c’est certain”, argumente celui qui vient de dévoiler son premier projet, Trix City.
“À la base, c’est une musique revendicatrice, certes. Mais aujourd’hui, c’est la musique la plus écoutée de France. Tu peux faire du second degré dans le rap maintenant, tu n’es plus obligé de venir avec ton béret, ton treillis et de faire le Che Guevara”, nous glisse Alonzo au cours d’une interview pour la sortie de son album Stone. Il continue :
“Pourtant, je suis issu d’une génération où il fallait donner son opinion. Tout le monde devrait être content de cette démocratisation : c’est ce qu’on a voulu depuis toujours. Si tu n’aimes pas untel, tu peux écouter un autre. Alors qu’avant on était tous sur le même créneau, avec deux compilations qui sortaient dans l’année.”
Une liberté plus grande que jamais, qui permet d’ouvrir le rap français à de nouvelles perspectives. C’est ainsi que sont apparus nombre de rappeurs d’aujourd’hui, fiers représentants d’une scène française plus diversifiée que jamais, allant de 13 Block à Lomepal en passant par Kery James et Hamza.