“La première fois que je suis entré à la tuerie, ça a été violent. […] J’ai failli tomber dans les pommes et dégueuler, les deux en même temps je crois. […] En une seconde, des images de mort et d’enfer me sont passées par la tête.”
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Ainsi s’ouvre À l’abattoir, à l’image de la vie professionnelle de son auteur, sans chichis. Une entrée en matière brute avec le monde du travail. À l’époque, Stéphane Geffroy a 19 ans et un parcours scolaire irrégulier. Mais face à sa volonté pour s’en sortir se dresse un obstacle de taille : un système scolaire aux rouages parfois incompréhensibles, hiérarchisé à l’absurde, et qui déconsidère les métiers manuels, réservés aux “nuls“.
Une mauvaise maîtrise de l’anglais, obligatoire pour obtenir son CAP de menuiserie, le conduit à se réorienter vers un CAP plomberie pour lequel il décroche la médaille d’argent du meilleur apprenti de son département. Mais cela n’a visiblement pas été suffisant pour lui offrir la perspective d’un emploi. À l’époque, les abattoirs de Liffré recrutent : une “solution provisoire” pour Stéphane.
Six mois plus tard il gagne plus, à l’âge de 19 ans, que son père – artisan – après vingt-cinq ans d’ancienneté. “Je voyais bien ce que cet argent allait m’ouvrir comme possibilité… regarder l’avenir sans être stressé. Je suis donc resté et j’y suis toujours.”
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Bienvenu à la tuerie
Sur la chaîne d’abattage cadencée, Stéphane travaille en début de série, ce que le jargon nomme sans équivoque, “la tuerie“. Autrement dit, là où la bête entre vivante d’un côté pour ressortir sous forme de carcasse de l’autre. À ses débuts, il occupe le poste de finition du découpage des têtes des bovins dont chaque pièce pèse en moyenne 20 kilos.
Un travail éprouvant physiquement, entre le bruit assourdissant (90 décibels, classés zone rouge par l’inspection du travail), une odeur de sang qui suinte et une cadence infernale qui attribue une minute quinze secondes à chaque tâche, sans oublier des températures chaudes en été et froides en hiver.
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“Et comme je ne veux pas en rajouter, je ne rentre pas dans les détails pas très ragoûtants comme les abcès qui peuvent parfois t’exploser à la gueule. J’ai vu des gens prêts à vomir alors que je leur racontais tout ça dans une version pourtant bisounours.”
Si Stéphane a voulu écrire ce livre, c’est pour mettre des mots sur ce dont les médias ne parlent jamais. Un monde où des ouvriers à la chaîne transforment, dans une ambiance quasi secrète, les bêtes en nourriture pour les hommes.
Mépris et omerta
Si le livre de Stéphane ne souhaite pas s’attarder sur la souffrance animale, c’est parce qu’il a vocation à mettre en lumière la souffrance humaine. En empêchant que des images sortent de leurs murs pour ne pas choquer le public, les abattoirs enferment avec ces animaux les hommes qui les transforment en morceaux de viandes. “On a été cachés, mis à l’écart du monde depuis des années“, nous explique-t-il.
Pire qu’une existence fantomatique, la déconsidération du public après que plusieurs vidéos ont été postées sur le Net, notamment par l’association de défense des animaux L214, pour dénoncer les abus de la profession. “J’ai l’impression qu’on nous prend pour des assassins, alors qu’on ne fait que contribuer à l’alimentation des gens”, analyse Stéphane qui se dit lui-même choqué face à la barbarie de ces images. Selon lui, elles ne reflètent en rien la réalité de son métier.
Le progrès semble s’être arrêté à la porte des abattoirs, où des hommes (et des femmes) travaillent comme autrefois, “comme dans des vieux films du genre Charlot“. “Saignée”, “découpage”, “dépouille”, “ablation”, “éviscération“… La plupart des tâches est effectuée à l’ancienne, à même le corps et à la main, à l’aide de couteaux. Un processus inchangé depuis un siècle, excepté dans le domaine de l’hygiène en raison de la crise de la vache folle survenue en 1996. Mais, là encore, “c’est au consommateur plus qu’à l’ouvrier qu’on a pensé, déplore-t-il : c’est lui le roi, nous on vient après.”
À ce confinement psychologique au sein d’une quasi “no-go zone”, il faut ajouter la pénibilité du travail sur laquelle ce milieu de taiseux s’épanche rarement.
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“Pendant des années, je suis rentré totalement vidé à la maison, avec des courbatures dans les mains, les jambes et les avant-bras. […] Je me réveillais plusieurs fois dans la nuit. Je m’en suis sorti en prenant chaque soir du Stilnox [un somnifère très puissant, ndlr]. Longtemps je n’en n’ai pas parlé aux copains, et puis j’ai vu que la plupart en était au même point. […] Personne ne peut arriver à la tuerie et continuer à dormir comme si de rien n’était.”
Sentiment d’infériorité et fierté tombant en désuétude, le syndicalisme fait petit à petit son apparition dans le milieu des abattoirs pour lutter contre l’emprise d’un patronat paternaliste d’un autre âge d’un côté et les brimades des petits chefs tout puissants que le capitalisme moderne laisse régner de l’autre.
Vieux à 50 ans
À l’heure du report du départ à la retraite, que faire d’une profession où les ouvriers sont vieux à 50 ans, cumulant les anxiolytiques pour dormir, les accidents de travail à répétition et les congés maladie à rallonge ? Au moment où nous rédigeons ces lignes, Stéphane Geffroy est lui-même en arrêt maladie depuis six mois pour un problème à l’épaule.
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“À 45 ans, j’ai déjà eu deux hernies inguinales qui ont été opérées, une à chaque aine. J’ai aussi été opéré du canal carpien de la main gauche… Et je ne compte pas les multiples lombalgies, les varices, l’arthrose dans les mains et, plusieurs fois, des points de suture pour une corne rentrée dans la cuisse ou un couteau planté dans le bras, sans même mentionner l’ablation des amygdales à cause de l’alternance du chaud et du froid. […] Mais tout se passe comme si on considérait que ça fait partie du boulot.”
À ce rythme, la retraite à 65 ans le fait rire, jaune. “C’est rare de voir une personne qui atteint l’âge de la retraite et part vraiment au jour J. Elle est soit en arrêt maladie soit en maladie professionnelle avant de partir à la retraite, nous explique Stéphane. Ce que je veux faire comprendre au gouvernement, c’est qu’on ne se voit pas du tout rester jusqu’à 65 ans sur une chaîne d’abattage cadencée ; c’est pas possible et c’est même immoral.” La solution toute trouvée jusqu’à présent ? Le turnover de jeunes et la multiplication des CDD. Des salariés “kleenex” et moins revendicatifs.
Un avenir incertain
Qui a envie de se lever avant 5 heures, de ne prendre que deux pauses de dix minutes dans la journée à côté de sa pause déjeuner pour conclure avec une ou deux heures supplémentaires ? Aux dires de Stéphane, pas grand monde. Les jeunes ne restent pas, ils n’ont plus envie de se faire imposer de telles contraintes.
Alors, que reste-t-il ? Ceux qui n’ont pas le choix, car dans le besoin. La technologie peut-être, qui commence déjà à s’immiscer dans les abattoirs comme les machines et les lasers. Encore faudrait-il que tous les animaux soient calibrés de façon identique de manière à rendre l’abattage mécanique possible.
À quoi ressemble l’avenir quand, à 45 ans, on voit planer le spectre de l’inaptitude au travail ?
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“La perspective de rester plus longtemps sur la chaîne est en train de devenir insupportable pour moi. L’avenir commence sérieusement à m’angoisser. Si je ne suis pas le seul à penser comme ça, il va falloir faire quelque chose.”
Oui, mais qui dans l’éventail politique s’empare concrètement de la question de la pénibilité du travail ? À l’aune de l’élection présidentielle de 2017 et après un quinquennat d’alternance, quel parti semble se préoccuper encore des ouvriers ? Stéphane lâche un rire gêné : “C’est une bonne question ! Très difficile de répondre…”
À l’abattoir de Stéphane Geffroy est paru aux éditions du Seuil.