Au lendemain du scandale Cambridge Analytica, un hashtag aussi concis qu’ambitieux circulait sur Twitter : #DeleteFacebook. On y appelait haut et fort à quitter le réseau social pour de bon. Quelques grands noms de la Silicon Valley se sont fait fort de relayer le flambeau, à l’instar d’un Jan Koum, cofondateur de WhatsApp, ou d’un Elon Musk qui retirait carrément Tesla et SpaceX du réseau social.
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Mais dressons le bilan quelques semaines plus tard : hormis la désertion des plus jeunes, Facebook est toujours d’aplomb. En bourse, l’action est au top de sa forme. Les résultats financiers de l’année 2018 ont “commencé fort“ selon Zuckerberg. Et puis, il suffit de regarder autour de soi : connaissez-vous une seule personne dans votre entourage qui ait clôturé son compte ? Pour ma part, je n’en connais aucune. Et pourtant, j’ai des amis qui mourraient pour protéger leurs données.
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Les raisons conscientisées
J’ai donc demandé autour de moi pourquoi les gens restaient. Ce qui revient le plus souvient, c’est la peur de manquer quelque chose, le célèbre FOMO (fear of missing out, ou en français “la peur de louper quelque chose”) :
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“Je pense qu’une personne partant d’un réseau comme Facebook peut vite se sentir éloignée de tout : événements, news, conversation de groupe, etc. Il n’y a pas eu de départs en masse sur Facebook, ce qui inciterait les autres à partir.”
Oui, Facebook est juste devenu indispensable. Beaucoup expliquent même rester exclusivement pour Messenger, parce qu’ils ont peur de ne pas trouver leurs copains ou leurs proches sur WhatsApp (ceux-là ne savent d’ailleurs pas que l’on peut utiliser Messenger sans avoir de compte Facebook). De manière générale, Facebook concentre tout, partout, chez tout le monde.
Autres arguments évoqués (ne nécessitant aucune explication) : “J’ai la flemme”, “Je peux stalker mon ex”, “J’en ai besoin pour le travail”, “Comme ça, je n’oublie pas l’anniversaire de mes proches, surtout celui de ma mère”.
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Les plus honnêtes et introspectifs confessent leur ignorance en la matière et soulignent l’effort de cohérence que cela demanderait s’il fallait aller au bout du concept :
“En fait, je pense que je n’ai pas vraiment conscience des conséquences concrètes de la non-protection de mes données. Si je me penchais un peu plus sur la question, je ne me désinscrirais pas seulement de Facebook, j’arrêterais aussi Google, voire les autres réseaux sociaux. C’est toute l’utilisation d’Internet qu’il faut revoir.”
Une étude scientifique
Ces personnes savent à peu près pourquoi elles restent captives de Facebook. Mais cela ne s’arrête pas là. Alors que beaucoup se disent préoccupées par la protection de leur vie privée sur Internet, leurs habitudes en ligne ne changent pas.
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Le journal Les Échos a déniché la semaine dernière une étude scientifique publiée il y a un an par des chercheurs du MIT, qui tentait de montrer quelques mécanismes inconscients expliquant cette contradiction entre les faits et la pensée. Son petit nom : The Digital Privacy Paradox: Small Money, Small Costs, Small Talk (“le paradoxe de la vie privée en ligne : un peu d’argent, un peu de coûts, un peu de discours”).
L’expérience a été menée à l’automne 2014. Près de 5 000 étudiants du MIT avaient reçu chacun 100 bitcoins (oui, s’ils les ont gardés, cela fait d’eux des gens riches, c’est abusé) par le MIT Bitcoin Club, qui faisait de l’évangélisme pour la cryptomonnaie et en distribuait donc à tout-va. Les chercheurs ont donc profité de cette occasion unique pour mener leur étude.
Les trois “small”
Ils ont d’abord fait une proposition très alléchante à la moitié d’entre eux : ils gagneraient une pizza à condition qu’ils partagent l’e-mail de leurs amis. Beaucoup ont craqué : alors qu’ils se disaient prêts à respecter la vie privée de leurs proches, ceux à qui l’on proposait le bonus renseignaient beaucoup moins d’adresses erronées. C’est le “small money” : une petite récompense, et vos principes s’évaporent.
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Ces chercheurs machiavéliques ont en outre offert la possibilité aux futurs détenteurs de bitcoins d’opter pour des wallets – les portefeuilles sur lesquels on stocke ses bitcoins – très respectueux de la vie privée (mais difficiles à utiliser), ou moins confidentiels (mais plus faciles à utiliser). Évidemment, la seconde option l’a emporté. C’est le “small cost” : dès qu’il y a un petit effort à faire, on lâche l’affaire. Exactement comme on renonce à installer Linux à la place de Windows.
Enfin, dernière constatation, le “small talk” : quelques lignes de textes bien senties peuvent suffire à rassurer quelqu’un et lui faire oublier ses belles considérations sur la vie privée.
Et donc ?
Cette étude ne démontre pas directement pourquoi on ne reste pas sur Facebook. Mais elle théorise trois leviers psychologiques que les plateformes (Facebook n’est évidemment pas la seule) curieuses de notre vie privée connaissent très bien : distribuer des carottes, rendre la vie ultra-simple et rassurer à point nommé.
Si vous avez lu cet article jusqu’au bout, il se passera probablement la chose suivante : vous connaîtrez encore mieux les leviers psychologiques de votre captivité, vous serez un brin choqué, mais vous ne changerez strictement rien à vos habitudes. Vous serez une parfaite illustration du paradoxe de la vie privée. Félicitations.